dimanche 4 décembre 2011

Doit-on envisager la moitié d'un quart de seconde que le tyran de Damas pourrait être encore là au printemps 2013 ? (Art.47)


Le 23 mars 2011, une semaine après le déclenchement de la révolution en Syrie, j'ai rédigé une note que j'ai intitulée "Hélas, pas de changement de régime en Syrie dans l'immédiat". Inutile de préciser que cette note allait à contre-courant de la pensée dominante du moment. Mon article commençait par la phrase suivante : "Ne confondons pas nos désirs avec la réalité". Les mois ont passé, les saisons aussi. En août dernier, plus d'une éminence grise libanaise et étrangère, tablaient sur la fin imminente du régime syrien, avec une marge étroite, la première quinzaine du mois d'octobre. Les semaines passèrent et rien ne s'est passé à part les individus qui passent tous les jours et pour toujours. Aujourd'hui les morts se comptent par milliers (4000 selon le dernier rapport de l'ONU), les blessés par dizaines de milliers, l'économie syrienne est exsangue, la population point. La cote de popularité mondial de l'héritier de la Tyrannie des Assad étant au plus bas même en Corée du Nord et au Venezuela, on mise toujours sur cette fin imminente du régime. Même Samir Geagea, réputé pour ses fines prévisions, pense comme son sosie français Alain Juppé, que la fin du régime semble toute proche. Toujours est-il, lors d'une réunion estivale avec une éminentissime amie et une éminence grise, j'ai fait part à mes interlocuteurs de mes 3 craintes au sujet de la Syrie: l'enlisement de la situation, le recours d'Assad à l'arme fatale, la guerre civile et le débordement du chaos vers le Liban. La 1re crainte est dépassée depuis longtemps. L'enlisement, non seulement on y est mais on y reste hélas. La 2e, on s'y approche dangereusement, on y est presque pour l'ONU. La 3e par contre, on n'y est pas encore. J'avais exclu la guerre régionale, qui ne me semblait pas à l'ordre du jour pour l'année 2012.

Si la fin du régime syrien est inévitable du point de vue de l'Histoire, car rien n'est éternel, encore moins les tyrans, tout est de savoir quand cela se réalisera. Au risque de choquer les humanistes de tous bords et les attentistes du 14 Mars, il n'est presque pas important pour moi de prévoir quand le régime syrien tombera puisque c'est inéluctable. Le plus important à mes yeux c'est de mettre en route les moyens astucieux pour accélérer cette chute et d'anticiper les conséquences de son élimination à moyen terme ou au pire, de son maintien au pouvoir pendant quelque temps encore.

Oscar Wilde -qui vient de connaître le 2e enterrement de sa vie posthume au cimetière du Père Lachaise à Paris, après le ravalement de sa sépulture pour effacer les traces d'exubérance de ses admiratrices dont le rouge à lèvres, faute de ressusciter l'écrivain irlandais, commençait à endommager la pierre tombale- dit que l'expérience est le nom que l'on donne à ses erreurs. Puisque les erreurs au Liban sont monnaie courante, notre "expérience" de la guerre libanaise et de la révolution du Cèdre, nous a appris, moi et mes personnalités, qu'il ne suffit pas d'avoir une bonne cause, il faut surtout savoir la "vendre"! Pour la vendre, il faut communiquer et pour communiquer, il faut bien évaluer la situation.

Sur le plan international en général, 2 importantes élections présidentielles sont au rendez-vous en 2012, au printemps en France et à l'automne aux Etats-Unis. Donc on peut avancer sans prendre beaucoup de risque qu'il est peu probable que des décisions "compromettantes" sur la Syrie soient prises en 2012 par les présidents sortants et candidats de ces 2 grandes puissances, Nicolas Sarkozy et Barack Obama, sauf bouleversements majeurs de la donne par le dynamisme révolutionnaire ou par un "grand" désastre humanitaire. Par ailleurs, les positions de la Russie et de la Chine sont connues et ne changeront pas d'un iota, surtout avec le retour programmée au Kremlin de l'ex-KGBiste, Vladimir Poutine, prévu pour mars 2012. La Fédération de Russie prouve tous les jours par ses déclarations qu'elle ne partage pas la vision de l'Occident sur ce problème et qu'elle fera tout pour sauver le régime de Bachar El-Assad qui lui offre la seule base militaire dans toute la Méditerranée, un détail stratégique de grande importance mais oublié! D'ailleurs, le chef d'état-major de la marine russe a annoncé le 28 novembre, l'envoi vers Tartous au printemps 2012 de plusieurs navires de guerre dont le porte-avions Amiral Kouznetsov et on a appris au même moment par l'agence de presse Interfax que les russes ont livré des missiles antinavires à la Syrie, quelques jours après qu'une commission d'enquête de l'ONU s'est prononcée pour un embargo international sur les ventes d'armes à Damas, 2 annonces collatérales qui montrent le fort attachement du Kremlin au régime de Damas et la confiance quant à sa viabilité à moyen terme. C'est un message on ne peut plus clair aux occidentaux! Quant à la Chine, cette dictature bizarroïde à l'identité économique indéterminée, elle craint surtout que l'Occident ait un jour à se prononcer sur l'éternelle tragédie tibétaine!

Sur le plan arabe en particulier, ce n'est pas l'euphorie dans les pays d'Afrique du Nord -c'est le moins qu'on puisse dire- ce qui pourrait tempérer l'enthousiasme suscité par les soulèvements populaires arabes dans certains chancelleries occidentales.
- Egypte. Le printemps égyptien a été marqué par 2 manifestations symboliques qui ternirent l'ère post Moubarak. La première, organisée par les égyptiens coptes le 9 octobre, pour protester contre l’incendie d’une église en Haute-Egypte fin septembre, a viré au carnage (25 morts au total). L'autre, organisée par les islamistes et les libéraux le 19 novembre et les jours suivants, pour exiger que l'armée transfère rapidement le pouvoir à un gouvernement civil, a laissé plus d'une quarantaine de morts! Du coup, les élections législatives et sénatoriales qui ont commencé le 28 novembre et doivent durer plusieurs mois, risquent d'être interrompues à tout moment. Tout indique qu'elles profiteraient aux partis islamistes, les Frères musulmans et les salafistes sont assurés de 60 à 70 % des suffrages pour l'instant (participation 62%)! L'enjeu est énorme, le nouveau Parlement devra rédiger la nouvelle Constitution. Enfin, si l'armée s'est engagée à rendre le pouvoir aux civils après l'élection d'un nouveau président, aucune date n'a été fixée pour la présidentielle pour le moment.
- Libye. Le président du CNT libyen a déclaré à la surprise générale au lendemain de la chute du régime libyen que la nouvelle constitution du pays sera basée sur la Charia islamique. En plus, la nouvelle Libye rechigne à respecter le droit international en présentant le fils de Kadhafi, Seif El-Islam, devant la CPI, afin d'être jugé pour "crimes contre l'humanité".
- Tunisie. Des élections libres ont permis au parti islamiste Al-Nahda de recueillir 41% des suffrages (participation 54%).
- Maroc. Printemps arabe ou pas, un parti islamiste a remporté les élections législatives, raflant 27% des sièges du nouveau parlement (participation 45%).

Au niveau des dirigeants arabes, la Ligue des pays arabes a décidé de prendre des sanctions économiques à l'égard du régime syrien. Indépendamment de la valeur morale de sanctions émanant de régimes antidémocratiques menacés par l'Histoire comme la dictature syrienne d'ailleurs -archaïques au plus haut degré pour certains, comme l'Arabie saoudite, où toute citoyenne du royaume, sujette du roi, se trouve toujours sous-tutelle d'un homme (père, frère, mari, fils) et n'a pas encore le droit de conduire une voiture ou de se retrouver dans la rue sans être accompagnée par un "mâle"- on peut s'interroger sur l'efficacité de ces sanctions: être plus isolé que l'Iran c'est difficile et pourtant la république islamique défie le monde entier depuis 1979. Alors que pourraient faire les timides sanctions arabes? Pas grand chose probablement, à part remonter le moral de la population syrienne.

Ah mais c'est oublier que le salut viendrait de la Turquie. Soit, mais que fait au juste l'ancien colonisateur du monde arabe? A part des gesticulations et des annonces théâtrales, rien! Entre parenthèses, faut-il se réjouir de l'élévation de Recep Tayyip Erdogan au titre de "grand héros de la Nation arabe pour l'année 2011"? Je ne pense pas. Voilà un homme qui a inauguré sa carrière en 1998 par la porte de la prison après une condamnation pour incitation à la haine où dans un discours national, alors qu'il était maire d'Istanbul, n'a pas trouvé mieux que de réciter le poème d'un nationaliste turc pour qui "les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats"! C'est de l'histoire ancienne peut être sauf que le PM turc n'a pas hésité à déclarer en fév. 2008 en Allemagne devant 16000 compatriotes que "l'assimilation est un crime contre l’humanité", renvoyant par ailleurs aux calendes grecques la reconnaissance du génocide arménien et surtout le droit démocratique à l'autodétermination de la population kurde. Pour anecdote, il y a un an jour pour jour, Erdogan reçut le prix Kadhafi des droits de l'homme.

Reste l'acteur incontournable de la région, Israël. Outre de rares déclarations insignifiantes, l'Etat Hébreux ne souhaite aucun changement de régime de l'autre côté du Golan pour l'instant, car ce qui le préoccupe n'est pas l'épanouissement des populations arabes mais la tranquillité de ses fronts.

Enfin, les "corridors humanitaires" ont du mal à frayer leur chemin à l'ONU et même BHL (Bernard-Henry Levy), le philosophe préféré d'Arielle Dombasle, ce gars qui est prêt à épouser n'importe quelle cause pour s'éloigner de sa femme, avoue "qu'on ne peut pas reproduire mécaniquement en Syrie ce qu'on a fait en Libye".


Face à ce tableau noir de noir qui n'a rien de réjouissant, que peuvent faire les opposants syriens ?

1. D'abord, se structurer.
Ils le sont, notamment par la création du Conseil national syrien (CNS) et du Comité national pour le changement démocratique (CNCD). Etre conscients qu'ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Ils le savent. Continuer à œuvrer pour créer une opposition large, représentative, unie et déterminée. Ils le font et doivent persévérer car il y a encore beaucoup à faire! Etablir et surtout diffuser un programme ambitieux pour relever le défi de la démocratie et surtout de la laïcité. Se demander pourquoi aucun pays, y compris la "salvatrice" turquie d'Erdogan, n'a pas encore reconnu le CNS comme l'unique représentant du peuple syrien? Cela mérite une réflexion, pas simpliste de préférence!

2. Ensuite, veiller à rester démilitarisé.
Plus que jamais ils doivent préserver coûte que coûte le caractère "démilitarisé" de leur lutte démocratique. C'est ce que l'humanitaire Rony Brauman appelle le paradigme syrien: qui est "fait d'une mobilisation populaire large et d'un refus admirable de céder à la tentation des armes et à la spirale de la violence". Cela commence à porter ses fruits puisque un rapport commandé par l'ONU et publié il y a quelques jours accuse ouvertement la tyrannie des Assad de "crimes contre l'humanité". "Le devoir de l'Armée syrienne libre est de protéger le peuple et de ne pas attaquer le régime", a indiqué Khaled Khoja, membre du comité des relations étrangères du CNS. Une précision ô combien utile car les dérives actuelles vers la guerre civile pourraient allonger l'espérance de vie du tyran de Damas.

3. Enfin, rassurer (et agir) tous azimuts et sans relâche. Notamment:
- ces "minoritaires", qu'ils le sentent ou qu'ils le soient n'a strictement aucune importance (alaouites, chrétiens, kurdes et druzes): leur montrer de quelle manière leurs craintes seront prises en compte et dissipées;
- les pays occidentaux : les rassurer sur l'attachement de la nouvelle Syrie à la démocratie et à la laïcité, notamment en prenant ses distances publiquement avec les Frères musulmans et les salafistes;
- la Russie : la tranquilliser sur l'avenir de la base militaire de Tartous et les liens privilégiés entre les 2 pays à l'avenir;
- Israël et l'Occident : se prononcer sur le maintien du statu quo et le respect de la trêve sur le front du Golan, au moins dans les coulisses diplomatiques;
- le Liban : rappeler l'engagement des opposants pour le tracé des frontières, la libération des détenus…;
- les pays arabes et la Turquie: maintenir la pression pour les pousser à prendre des mesures beaucoup plus audacieuses; ne serait-ce que la reconnaissance des mouvements d'opposition comme les représentants du peuple syrien;
- le Hezbollah et l'Iran : garder les distances avec eux (le "contact" de l'été fut une erreur) car s'il y a une chance qu'un jour la Russie lâche la dictature syrienne, il ne faut pas rêver que le régime iranien et sa milice libanaise le feront;
- la Chine : à part s'engager à manger davantage de nouilles, je ne vois pas ce qui pourrait amadouer la dictature chinoise!

Et de l'autre côté de l'Anti-Liban, que peuvent faire les opposants libanais?
Sortir déjà de l'attentisme et envisager la moitié d'un quart de seconde que le tyran de Damas pourrait être là encore un bon bout de temps, voire jusqu'aux prochaines élections législatives libanaises du printemps 2013!

[Article publié le 6 décembre 2011 sur Middle East Transparent]

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