lundi 22 juin 2015

Comme si le Liban était un paisible royaume laïc que Notre-Dame de Fatima est venue troubler (Art.294)


Entrée de la statue Notre-Dame de Fatima
au Parlement libanais le 16 juin 2015.
Photo : Bilal Jawich, Anadolu Agency

Qui a suivi les actualités libanaises ces derniers jours est aujourd’hui persuadé que le pays du Cèdre est le royaume des athées et le dernier bastion de la laïcité sur Terre. A entendre certains et à lire d’autres, il est clair que le peuple libanais lui-même ignorait qu’il vivait dans le meilleur des mondes, jusqu’au débarquement de Notre-Dame de Fatima, représentée par sa statue évidemment, à l’aéroport de Beyrouth, le 12 juin 2015. Pour être juste, disons que la polémique n’a éclaté au grand jour qu’avec l’entrée de la statue, pas toute seule quand même, dans le hall du Parlement libanais le 16 juin, avec la bénédiction du patriarche des lieux, Nabih Berri. Il faut avouer aussi que le feu a couvé sous la cendre pendant plusieurs jours, l’apparition politisée place de l’Etoile n’était que la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Ce point est parfaitement illustré d’ailleurs par le tweet du journaliste Nadim Koteich : « Est-ce que les Chrétiens libanais sont-ils sérieux avec cette euphorie qui prend place actuellement autour de Fatima à Beyrouth. Et au Parlement ». Pour marquer l’étonnement à ses 126 000 followers, la star de Futur TV a accompagné son interrogation de pas moins de 9 points d’exclamation et de 8 points d’interrogation. 17 ponctuations spéciales pour un tweet qui n’autorise que 140 caractères, c’est pour dire, il croyait vivre parmi les Suédois -le peuple le plus athée au monde (selon certaines estimations, 85% des gens ne croient pas en Dieu)- avec des Norvégiens comme voisins. En bien non, bienvenue au Moyen-Orient.

Le hasard des événements a fait que je me suis retrouvé au Liban lors d’une autre visite historique du même ordre, celle de la châsse de Sainte-Thérèse, le 1er septembre 2002. A l’époque, j’étais accompagné par une amie française, sociologue, athée et anticléricale, une digne héritière de Danton et de Saint-Just, qui n’hésiterait pas une seconde si on lui donnait le pouvoir, à transformer les 50 000 églises et chapelles de France et de Navarre, en habitations à loyer modéré. Et encore, c’est pour rester politiquement correct. Pendant 77 jours, les chrétiens libanais, des musulmans aussi, se sont entassés par milliers quotidiennement sur les bords des routes à l’entrée des villes et des villages, pour accompagner les reliques de la religieuse carmélite de Lisieux, jusqu’à l’église centrale de chaque commune traversée. Tout le monde voulait porter le reliquaire de la sainte patronne de la France et de la Russie, des orphelins, des tuberculeux et des malades du sida. Je fus frappé davantage par la réaction de mon invitée que par celle de mes hôtes, étant habitué aux dévotions, intercessions et processions du peuple libanais depuis le biberon. Mon amie n’a vu dans la ferveur religieuse de la foule, comme moi donc, qu’une manifestation excessive certes, mais typiquement méditerranéenne, en parfaite harmonie avec la foi religieuse, l’environnement et l’histoire. Hasard des coïncidences, j’ai eu l’occasion deux semaines plus tard d’assister à l’entrée des cendres d’Alexandre Dumas au Panthéon de Paris, le 30 novembre 2002. Les Français s’étaient entassés eux aussi rue Soufflot pour accompagner cet événement profane. Le délire a poussé un des pèlerins à venir avec l’ensemble des œuvres de l’écrivain français. Durant toute la cérémonie, il les a portées dans ses bras, comme un dernier hommage à ce grand homme de France. Ce jour-là, j’ai compris que les ferveurs humaines qu’elles soient religieuse, culturelle, mondaine ou sportive, sont à la base, toutes comparables.

Mettons-nous d’accord, la statue de Sainte Marie, un symbole religieux, n’a absolument rien à faire dans les locaux d’un Parlement, une institution politique, même au pays des 18 communautés et des fanatiques de tout poil. C’est complétement grotesque. En plus, soyons d’accord là aussi, la vierge de Fatima ne pourra faire aucun miracle pour faciliter l’élection du président de la République libanaise, tellement la bêtise qui entrave ce devoir démocratique depuis le 25 mai 2014, la non-présentation des députés du 8-Mars aux séances électorales, est grande. Nadim Koteich aurait dû le savoir et nous épargner les deux points d’exclamation supplémentaires pour souligner le fait que « la présidentielle n’a pas besoin d’une statue sacrée, mais plus de rationalité de la part des leaders chrétiens », sachant très bien que seul Hassan Nasrallah, le leader chiite du Hezbollah, bloque réellement la présidentielle libanaise, à cause de la guerre en Syrie, et non les leaders chrétiens, et que Walid Joumblatt, le leader druze, fait tout ce qui est possible et imaginable pour éviter l’arrivée d’un leader chrétien fort à la tête de l’Etat libanais. Affaire réglée, passons à la suite.

Comment Nadim Koteich et consorts peuvent-ils s’étonner de ce geste déplacé, alors que certains politiciens et journalistes, sunnites et chiites, commencent leurs discours politiques par « bismellah el re7man el ra7im » ? Comment peut-on s’étonner de ce geste déplacé, alors que parmi ces hommes politiques, certains députés du Hezbollah, Ali Ammar et Nawaf Moussawi (à partir de 10:49) par exemple, débutent leur intervention au sein même de l’hémicycle du Parlement libanais, justement puisqu’on y est, par la basmala, sous les oreilles bienveillantes du président chiite de l’Assemblée nationale, Nabih Berri ? Des pratiques qui ont poussé un jour, le député maronite de Zghorta, Estephan Douaihy, à prendre la barque religieuse lui aussi et à faire le signe de la croix lors de la discussion de la déclaration gouvernementale de Tammam Salam en mars 2014, et a commencé son intervention politique par « besm el2ab wal 2ében wal rou7 elqodos, al2illah elwa7id, amine. dawlat al ra2iss... » (au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit). Comment peut-on s’étonner de ce geste déplacé, alors que tous les chefs des communautés religieuses libanaises, chrétiennes et musulmanes, se mêlent des affaires politiques dans les moindres détails et qu'un des plus importants partis politiques libanais, le Hezbollah, est dirigé par un homme religieux, sayyed Hassan Nasrallah ?

Comment peut-on s’étonner de ce geste déplacé, alors qu’il est aujourd’hui impossible pour tout profane, ou non-chrétien, d’échapper à la sonnerie des cloches de volée et la messe transmise par haut-parleur, s’il habite dans un périmètre de 1 km autour d’une église ou d’un couvent catholique ou orthodoxe ? Comment peut-on s’étonner de ce geste déplacé, alors que les muezzines sunnites appellent à la prière tous les paisibles citoyens du pays du Cèdre, toutes appartenances religieuses confondues, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit et les muezzines chiites le font même pendant les représentations artistiques du Festival de Baalbek dans la cité antique gréco-romaine d’Héliopolis ?

Comment peut-on s’étonner de ce geste déplacé, alors que l’icône de la vierge Marie, portant l’enfant Jésus, trône dans certaines succursales de la Banque Audi, situées dans des régions maronites ? Ah si, au-dessus de la porte d’entrée après le sas. Comment peut-on s’étonner de ce geste déplacé, alors que les fidèles chiites se flagellent dans la rue, jusqu’au sang, lors de la fête de l’Achoura ?

Comment peut-on s’étonner de ce geste déplacé, alors que nombreux ressortissants franco-libanais, journalistes compris, défenseurs zélés d’une certaine idée de la France, dont la République française se passerait bien, schizophrènes à leurs heures perdues, voulaient à l’automne dernier, qu’on laisse les crèches s’installer dans toutes les mairies françaises, mais s’offusquent aujourd’hui de l’entrée de la statue de Notre-Dame de Fatima quelques minutes dans le hall du Parlement libanais ? Comment peut-on s’étonner de ce geste déplacé, alors que depuis quatre ans, on voit et on entend systématiquement nos voisins syriens, les Norvégiens de Nadim Koteich, filmer les atrocités de la guerre qui ravage leur pays avec un « Allah wou akbar » toutes les sept secondes ?

Comment peut-on s’étonner de ce geste déplacé, alors que les Libanais sont encore obligés de se marier devant un prêtre ou un cheikh pour sceller leur union ? Comment peut-on s’étonner de ce geste déplacé, alors que des politiciens et des intellectuels, et même des journalistes, chrétiens et musulmans, vous sortent à tout bout de champ des « metel ma Allah be ridd » et « inchallah kheir » (comme Dieu le veut) ? Comment peut-on s’étonner de ce geste déplacé, alors que certains présentateurs du journal télévisé portent le voile islamique ou le pendentif croix ?

Enfin, il serait fastidieux de relever toutes les manifestations religieuses intempestives dans la vie quotidienne des Libanais. L’essentiel c’est de comprendre que l’entrée de Notre-Dame de Fatima au Parlement mardi dernier, s’inscrit dans une certaine logique des choses.

Toujours est-il que les grandes démocraties dans le monde, notamment américaines et européennes, autorisent de par leurs lois constitutionnelles ou par les usages, à invoquer Dieu directement ou indirectement, ou à le prendre pour témoin, dans les serments d’investiture, au sein même des institutions de l’Etat, sans que les communs des mortels ne s’en offusquent. Alors que le président américain, comme tous les élus du Congrès, prêtent serment sur la Bible dans le Capitole, les membres de la Chambre des représentants et du Sénat, comme le vice-président américain, jurent de défendre la Constitution « avec l’aide de Dieu ». Depuis 2007, où le cas s’est présenté pour la première fois, il est même possible de le faire sur le Coran. De l’autre côté de l’Atlantique, le chancelier allemand, peut demander que « Dieu lui (me) vienne en aide », le parlementaire suisse « jure devant Dieu tout-puissant » et le président grec de la République le fait « au nom de la Trinité Sainte, consubstantielle et indivisible ». Dans notre contrée d’Orient, beaucoup de ceux qui ont considéré le passage éclair de la statue Notre-Dame de Fatima au Parlement libanais comme le suprême sacrilège porté à la démocratie libanaise, ignorent « qu’avant de prendre possession de ses fonctions, le Président de la République (libanaise) prête serment de fidélité, devant le Parlement, à la Nation Libanaise et à la Constitution, dans les termes suivants: ‘Je jure par Dieu Tout-Puissant, d’observer la Constitution et les lois du Peuple libanais, de maintenir l’indépendance du Liban et l’intégrité du territoire’ ». Contrairement à l’Allemagne et à la Suisse où l’invocation de Dieu est facultative, celle-ci est obligatoire au pays du Cèdre, en vertu de l’article 50 de la Constitution libanaise.

Oui on peut regretter que nous soyons encore là. Mais personnellement, je ne suis pas surpris et je n’en fais pas tout un plat. Kel hal dawché, tout ce tapage autour de la statue de Notre-Dame de Fatima au Parlement libanais, m’a plutôt fait sourire. C’est digne d’un film d’Emir Kusturica. Et si demain, les musulmans se décident à ramener al-rayat al-sawda2, l’étendard noir de Mahomet, ou rayat al-hussein, la bannière du dôme de l’imam Hussein, à l’intérieur de l’Assemblée nationale, pour inspirer les députés dans la désignation du futur Premier ministre ou le choix d’un successeur au dinosaure du perchoir, on en aura besoin d’ailleurs !, malgré la connotation profondément politique d’un tel acte, ça me fera sourire aussi. Ça sera évidemment une dérive inquiétante de la vie politique libanaise, mais il faut reconnaitre que la situation globale est éminemment plus grave qu’on ne le pense. Ce qui s’est passé le 16 juin est « un symptôme » et non « la maladie ». Pour sortir notre pays de sa religiosité excessive, qu’elle soit sincère ou tartuffienne, il faut s’attaquer aux causes profondes et non aux manifestations superficielles. Dans ce but, il faut engager progressivement la « révolution religieuse ». Celle-ci passe forcément par la diminution de toutes les manifestions religieuses dans l’espace public, aussi bien dans les communautés chrétiennes que chez les communautés musulmanes. A commencer par exemple, par les « manifestations » massifs et récurrentes dans la rue, sur les chaines de télévision, dans les journaux et sur les réseaux sociaux à chaque Noël, Adha, Pâques et Ramadan. Il faudrait songer à revenir à certaines bonnes habitudes d’antan : un vœu autrefois, c’était une histoire entre deux personnes, qui se déroulait à huis clos, oralement ou par écrit, par téléphone ou en face-à-face. Aujourd’hui, le cerveau libanais voit, lit et entend le « joyeux Noel » et le « ramadan karim », des milliers de fois, et en double svp, puisque Catholiques et Orthodoxes ne s’accordent pas sur la date de la fête chrétienne, et Sunnites et Chiites ne parviennent pas à fixer une date commune pour la fête musulmane. Pour éviter la surenchère religieuse dans le domaine politique au sein des institutions libanaises, il faudrait sans doute commencer par l’éviter dans la vie quotidienne, sur le plan médiatique et à travers les réseaux sociaux. Au-delà de toutes ces surenchères regrettables, il ne faut pas se leurrer, ce qui pose réellement problème et ce qui manque cruellement au Liban, c’est surtout la culture démocratique.