dimanche 13 septembre 2015

Angela Merkel et la crise des réfugiés : entre angélisme et mercantilisme, les motivations de l’Allemagne (Art.310)


L’Europe se doit de bouger. Ce point ne fait pas de débat. D’une part, parce que ce continent reste le bastion des droits de l’homme dans le monde, et d’autre part, parce que les drames en Méditerranée se suivent et ne se ressemblent pas. Plus de 350 000 personnes ont traversé la Grande bleue en 2015, notamment au mois d’août, 2/3 via la Grèce et 1/3 via l’Italie, seulement 0,6 % via l’Espagne. Tous ont mis le cap vers le Nord et non vers le Sud, tout un symbole lourd de sens. Voilà quelques faits pour commencer.

L’élan de solidarité impressionnant de la part de l’Europe, auquel nous assistons en ce moment, a une marraine bien identifiée, c’est Angela Merkel. Les autres dirigeants européens, y compris François Hollande, qu’on peut répartir entre ceux qui hésitent, ceux qui trainent les pieds et ceux qui sont hostiles, n’ont fait que suivre le leadership allemand dans ce domaine et réagir à l’action soutenue énergiquement par l’Allemagne. « Nous avons besoin au final d'un système ouvert de quotas pour la répartition obligatoire des personnes qui ont un droit à l'asile ». Si la chancelière ne s’avance pas sur les chiffres, le vice-chancelier, Sigmar Gabriel, n’hésite pas à affirmer que « nous pouvons certainement gérer un chiffre de l'ordre du demi-million de réfugiés par an pendant plusieurs années... peut-être même plus ». C'est ce qui a poussé des néoconservateurs américains à prétendre qu’Angela Merkel a été surnommée par les musulmans « Mère de tous les croyants ». Si le sujet des migrants fait couler beaucoup d’encre, personne n’a cherché à cerner toutes les motivations de la chancelière allemande à s’engager dans cette bataille extraordinaire. Pourquoi maintenant, pourquoi autant, pourquoi tout court, alors ce n’est ni la première, ni la dernière, ni la plus grave crise humanitaire dans l’histoire ? Non, ce n’est pas la photo poignante du petit syrien mort sur une plage turque au début du mois de septembre qui a été déterminante, le processus européen est engagé depuis bien avant. On parle des quotas de réfugiés en Europe depuis le mois de mai. Les voyants étaient au rouge depuis longtemps. En effet, il faut savoir que déjà en 2014, 219 000 personnes ont traversé Mare nostrum de la Méditerranée. On ne part donc pas de zéro. Hommes, femmes et enfants embarquent tous les jours contre vents et marées, à leurs risques et périls. Depuis l’an 2000, Poséidon et Neptune, mais aussi les infâmes passeurs, de mêmes nationalités que les réfugiés soit dit au passage, ont piégé 31 000 personnes en haute mer, soit une moyenne de 1 931 individus par an. Eh oui, bien avant et bien après les guerres en Syrie (2011) et en Irak (2003), on ne cesse de mourir en Méditerranée : près de 1 000 personnes en l’an 2000, 1 500 personnes en 2004, 3 000 personnes en 2008 et 4 250 en 2011. Pour l’année en cours, 3 103 personnes ont perdu la vie en tentant d’atteindre les rivages européens. Pour finir avec les chiffres, sachez qu'il n'y a pas que des Syriens parmi les migrants, seulement 18,5 % des demandeurs d’asile en Europe pour l’année 2015 viennent de Syrie, 10 % d’Afghanistan et 5 % d’Irak.

D’emblée, mettons-nous d’accord sur un point. Il n’y a pas de BA (bonne action) en politique. « Cet acte de générosité qui n'attend pas de récompense » n’existe pas. Il n’y a que des actions murement réfléchies où sont pesés le pour et le contre. Sauf votre respect, et celui de Merkel en particulier, à ce niveau de gouvernance, c’est l’inverse qui serait choquant, où des dirigeants politiques, responsables de la destinée des peuples, agissent uniquement sous la pulsion des émotions d’un instant. Il est clair qu’Angela Merkel souhaite terminer sa carrière politique par un coup d’éclat. Certes, elle n’en a pas besoin, elle laissera en 2017 une Allemagne qui est plutôt en bonne santé économique. Mais, c’est le rêve de tout politicien. Le destin d’Angela Merkel n’est pas sans rappeler un peu celui de Margaret Thatcher, avec qui elle partage le surnom. Même si la relative bonne santé économique de l’Angleterre d'aujourd'hui doit beaucoup à la politique rigoriste de la Dame de fer d'hier, peu d’Anglais lui rend hommage et la regrette de nos jours. Rajoutez à cela, qu’étant pragmatique -une qualité pour certains, un défaut pour d’autres- et faute de pouvoir endiguer cet afflux massif de réfugiés, Merkel s’est sans doute demandée pourquoi ne pas tenter de tirer le meilleur profit de cette situation et dans l’intérêt de toutes les parties. Si ce raisonnement tient la route, il est difficile de prédire dès à présent, comment l’histoire jugera la décision de « la femme la plus puissante du monde », selon le magazine Forbes, tellement les risques sont importants. Il y a même certaines contradictions qui poussent à le mettre sérieusement en doute.

Par cette décision, Angela Merkel veut probablement être en paix avec sa conscience. Elle cherche sans doute à dominer ses convictions politiques d’une dirigeante de droite par les valeurs chrétiennes de son éducation. La chancelière m’en voudra surement de rappeler quelques-unes de ses convictions politiques, pas trop flatteuses pour sa nouvelle image et son nouveau titre. Il n’y a pas si longtemps que ça, en octobre 2010 et en plein débat sur l’immigration, Angela Merkel a annoncé aux jeunes de la CDU, le sigle de son parti, Union chrétienne-démocrate d'Allemagne, que « le modèle d’une Allemagne ‘multikulti’ (multiculturelle) a échoué, totalement échoué ». Dans un autre congrès quelques semaines auparavant, elle avait déclaré : « Quiconque désire vivre dans notre pays doit obéir à ses lois, apprendre notre langue et accepter les règles de notre société et tous les articles de notre Constitution... Cela signifie tout, y compris l'égalité des droits pour les femmes ». Elle n’a pas forcément tort, mais nous sommes en droit de nous demander si elle osera tenir ce genre de propos aux nouveaux migrants ? A l'époque, elle a précisé aussi que « l'intégration est un enjeu vital pour l'avenir, ceux qui veulent vivre ici doivent parler la langue allemande ». Il faut dire que deux ans et demi auparavant l’illuminé président turc, Recep Tayyip Erdogan, autrefois Premier ministre de la Turquie, avait sorti sa célèbre bourde islamo-nationaliste devant les 20 000 Turcs qui sont venus à sa rencontre à Cologne, « l'assimilation est un crime contre l'humanité ». Si pour Angela Merkel « l'islam fait partie de l'Allemagne », elle rajoute néanmoins, que « nous nous sentons liés aux valeurs chrétiennes. Celui qui n'accepte pas cela n'a pas sa place ici. » En effet, peu de gens savent que la puissante chancelière est la fille d’un pasteur qui a été élevée dans l'ex-RDA, selon les traditions chrétiennes protestantes. Et en matière d’éducation, comme dans d’autres domaines, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Dans le document d’entente qui a permis la formation de l’actuelle coalition autour d’Angela Merkel (décembre 2013), les coalisés ont affirmé « la base du caractère chrétien de notre pays (l’Allemagne) », mais aussi l’importance du vivre ensemble et de l’ouverture de la société allemande qui doit offrir « à toutes les religions la possibilité de développer librement leur foi » dans le cadre de la Constitution. Ainsi, il est indéniable qu’aujourd’hui, ce sont les valeurs chrétiennes d’Angela Merkel qui l’ont emporté sur ses convictions politiques.

Un réfugié brandissant la photo d'Angela
Merkel à son arrivée en Allemagne.
Photo Michael Probst (AP)

Sur le plan personnel toujours, la chancelière allemande souhaite effacer deux images qui lui collent à la peau. La première c’est d’être une femme obsédée par l’économie, la rigueur budgétaire et la croissance. La seconde c’est d’être une femme sans cœur. Là aussi, ce ne sont pas les exemples qui manquent, même à très court terme. A petite échelle, il y a eu l’affaire Reem, la fillette palestinienne qu’elle a fait pleurer à chaudes larmes. C’est un fait insignifiant peut-être, mais en plein délire de générosité de la part de la chancelière allemande, il est intéressant d’y retourner un instant. Nous sommes à la mi-juillet, il n’y a même pas deux mois. Reem a la chance de rencontrer Angela Merkel et de plaider son cas devant les caméras. Elle vient d’un camp palestinien du Liban et vit depuis 4 ans en Allemagne avec ses parents. Elle a appris l’allemand et veut poursuivre ses études au pays de Goethe. « J’ai aussi des projets, je voudrais étudier ». Hélas, elle doit retourner au pays du Cèdre car la demande d’asile déposée par sa famille a été refusée. Elle espère un geste généreux de la part de son interlocutrice. Il n’en saura rien. Imperturbable, la chancelière allemande explique à la jeune fille que « la politique est parfois dure... Dans les camps de réfugiés palestiniens au Liban, ils sont des milliers et des milliers. Si nous disons maintenant : ‘Vous pouvez tous venir’. Nous n’y arriverons pas... Certains devront repartir ». Reem fond en larmes et tout ce qu’Angela Merkel trouve à dire pour la consoler : « Tu as été très bien ». A grande échelle, il y a eu les négociations dures et les conditions rudes qu’elle a imposées à la Grèce. Au zénith de la tension gréco-allemande, le Der Spiegel a affirmé « qu’en un week-end, le gouvernement allemand (de Merkel) a détruit plusieurs décennies de diplomatie (allemande) ». Le Süddeutsche Zeitung, va encore plus loin, en avançant que « Merkel a réussi à raviver l’image d’une Allemagne laide, avare et au cœur sec, qui commençait tout juste à s’estomper... Chaque centime d’aide à la Grèce que les Allemands ont tenté d’épargner devra être dépensé deux ou trois fois dans les prochaines années pour tenter de redorer cette image ». Enfin bref, l’image personnelle d’Angela Merkel a sans l’ombre d’un doute pesé de tout son poids sur la décision historique de la chancelière allemande.

Sur le plan national, Merkel sait qu’il n’est pas toujours facile d’être Allemand dans le monde. Le chapitre nazi demeure un héritage lourd à assumer, même en 2015. Il y a toujours un événement pour le rappeler, et pas que dans les films. La crise sur la dette grecque par exemple. Plus récent encore, le phénomène Pegida -l’acronyme allemand pour Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident, un mouvement xénophobe et islamophobe lancé en octobre 2014 et qui a connu un petit succès- est le genre d’extrémisme dont les Allemands se passeraient bien. Il faut reconnaitre aussi que d’une manière générale, il existe une germanophobie qui est directement proportionnelle au succès du « modèle allemand ».

A part ça, les préoccupations démographiques n’ont surement pas été étrangères à la décision de la chancelière et des leaders politiques allemands favorables à l’accueil massif des migrants. Il faut dire que l’Indicateur conjoncturel de fécondité pour l’Allemagne est très inquiétant. Si les générations allemandes futures gardent le même taux de fécondité que les générations actuelles, une Allemande ne donnera naissance en moyenne qu’à 1,38 enfant, un des taux les plus bas du monde. La moyenne européenne est seulement de 1,58 (2012). En dessous d’un taux de fécondité de 2,1 enfants par femme, il ne sera pas possible d’assurer le renouvellement des générations. En d’autres termes, la population allemande, comme la majorité des populations européennes, ira en diminuant, ce qui posera de graves problèmes économiques et sociaux à l’avenir. Sur les 28 pays de l’Union européenne, seuls la France et l’Irlande ont une petite chance de s’en sortir, sachant qu’ils ont les chiffres les plus élevés des pays occidentaux. C’est pour dire, les perspectives démographiques pour l’Occident sont pessimistes. En attendant de convaincre les Européennes de faire plus d’enfants, le recours à l’immigration et aux migrants, est la seule solution pour compenser le déclin démographique des pays européens en général et de l’Allemagne en particulier. Certaines mauvaises langues iront même plus loin, en avançant que les migrants offriront une main d’œuvre bon marché qui n’est pas négligeable pour l’économie occidentale. Pour info, le taux de fécondité moyen pour l’ensemble des pays du monde est estimé pour l’année 2013 à 2,45. La plupart des pays africains ont des chiffres vertigineux (Niger 7,03 ; Mali 6,25 ; Ethiopie 5,31 ; Sénégal 4,61). Les pays arabes ont des chiffres modérés en général (Cisjordanie 2,91 ; Egypte 2,90 ; Algérie 2,78 ; Arabie saoudite 2,21, Tunisie 2,01), à quelques exceptions (Gaza 4,41 ; Irak 3,50 ; Jordanie 3,32). D'autres cas intéressants : Israël 2,65 ; Turquie 2,10 ; Etats-Unis 2,06 ; Iran 1,86 ; Russie 1,61. Enfin, sachez que le Liban est à 1,75 avec des disparités communautaires évidentes qu’il vaut mieux zapper pour pourvoir boucler l’article. Nous débattrons de ce point un autre jour. Avec ce voyant national et ces inégalités au rouge, et plus de 1,5 million de réfugiés syriens et 0,5 million de réfugiés palestiniens, ce qui représente la moitié de la population libanaise, ce débat risque d'être passionné et explosif.

Comme on le voit, nous sommes loin des brèves de comptoirs et de plateaux de certains, comme celles d’un Eric Zemmour acariâtre et largué, qui a tout ramené à l’impact de l’image de la mort d'Aylan Kurdi sur les rivages de la Turquie : « C'est maman Angela : la fierté, la gloire, l'honneur de l'Europe, le futur prix Nobel de la paix... (Elle est) l'incarnation d'un continent de mamans qui ne supportent pas la photo d'un enfant mort ». Non mon petit Eric, c’est un peu plus compliqué que cela. Même si l’opération défendue par Angela Merkel et l’Allemagne, représente une opportunité en or pour contrebalancer cette image personnelle de la chancelière et collective du pays -ce qui constituera à long terme, une valeur ajoutée pour le « Made in Germany »- et indépendamment des risques encourus, il est clair que l’accueil exceptionnel des migrants par le Vieux Continent fait honneur à l’Europe toute entière, à l’Allemagne et à la France en particulier. Il fait par ailleurs honte à certains esprits rabougris, comme ceux d'Eric Zemmour et de Robert Ménard, et à certains pays qui semblent détachés de cette tragédie qui se joue devant leurs yeux, les pays musulmans en général, arabes et perse en particulier, ainsi qu’aux terroirs du communisme, la Russie et la Chine en tête. Naturellement, l’arrivée massive des migrants reste un grand défi pour l’Europe et pose de nombreux problèmes. Mais, il se fait tard et l’article se fait long. Je les aborderai prochainement.