dimanche 10 janvier 2016

De Madaya à Cologne : le déni des uns et l’indignation sélective des autres (Art.330)


On dit qu’il faut de tout pour faire un monde. Mais à force de ne pas être exigeants au Moyen-Orient et de justifier l’injustifiable, on a fini par vivre dans le pire des mondes. Quelques réflexions autour de l’affaire Madaya.

1. Les images et les infos qui circulent sur les réseaux sociaux sur cette famine qui frappe la ville syrienne de Madaya sont intolérables. Il en sera de même pour des images et des infos qui proviendraient de al-Fu'ah et Kafarya ou de toute autre ville ravagée par la guerre civile syrienne. Aucun être humain, normalement constitué qui a été allaité ne serait-ce comme une souris ou un rat, pendant 21 jours, ne peut rester indifférent à cela. La solidarité avec des personnes affamées et démunies ne peut qu’être que totale quels que soient leurs origines.

2. On peut comprendre à la limite, que certains partisans désespérés ou mal informés, du régime syrien et du Hezbollah, doutent de cette histoire de famine à Madaya. Dans un contexte de guerre et de propagandes, tout est possible dans un sens ou dans un autre, dans tous les camps. Il n’empêche que l’identité de ceux qui encerclent cette ville syrienne sunnite de 42 000 habitants, qui se situe à quelques kilomètres de la frontière libanaise (du côté d’Anjar), depuis plus de six mois, est connue de tous et ne fait aucun doute : ce sont les troupes syriennes de Bachar el-Assad et les miliciens du Hezbollah, de l’aveu même des concernés. Pour le reste, contrairement à ce que disent ces derniers, non seulement la famine existe, mais en plus, et pas de chance pour les relayeurs zélés de la propagande, elle est bel et bien attestée à la fois par le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (OCHA), par le Programme alimentaire mondial (PAM), par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), Amnesty International (AI) et par Médecins sans frontières (MSF). Comme l’a indiqué Pawel Krzysiek, le porte-parole du CICR, suite à sa visite à Madaya en octobre dernier, « les gens sont depuis trop longtemps sans aliments de base, sans médicaments de base, sans électricité ni eau... J'ai réellement vu la faim dans les yeux des gens ». Pire encore, selon l’ONG française, la famine a tué au moins 23 morts à Madaya depuis le 1er décembre 2015, décès constatés dans son centre médical situé dans la ville assiégée. « Sur les 23 personnes mortes de faim, 6 étaient des enfants âgés de moins d'un an, 5 avaient plus de 60 ans ».

3. Donc quand le Hezbollah libanais prétend dans son communiqué publié il y a trois jours, que « ces campagnes (d’information) actuelles visent à porter atteinte à la réputation de la Résistance (auto-désignation du Hezbollah) » et « qu’il n’existe pas à ce jour de cas de décès (de personnes mortes de faim à Madaya) », il ment ! Et quand le parti chiite affirme que c’est plutôt « à Kafarya et al-Fu'ah (nord-ouest), que les enfants meurent par manque de lait, là où les maladies se propagent à cause de la pénurie de médicaments », il fait diversion. Et lorsque le site d’al-Manar, la chaine du Hezb, soutient que « depuis l’assassinat du religieux Nim al-Nimr, une campagne féroce est menée contre le Hezbollah en particulier, lui imputant des accusations sur une soi-disant famine qui ravage les habitants d’une localité syrienne frontalière avec le Liban, Madaya, tenue en siège depuis 7 mois , par lui et l’armée syrienne », le parti libanais est dans le déni et la diversion. Les french doctors sont on ne peut plus clairs à ce sujet. « Les médecins soutenus par MSF à Madaya ont identifié 250 personnes souffrant de malnutrition aiguë sévère, dont 10 sont en danger de mort et doivent immédiatement être hospitalisés. » Rajoutez à cela que des rapports remis à l’ONU, font état de personnes abattues alors qu’elles tentaient de fuir la ville. Donc, il s'agit indiscutablement d'un « crime contre l'humanité ». Mais chut, nous n'allons pas le crier sur les toits, pour ne pas compromettre l'accord qui vise à secourir les villes syriennes encerclées, dont la mise en œuvre est imminente (dès demain), et les pourparlers prévus par la résolution de l'ONU entre le régime syrien et les rebelles, qui devraient être engagés à la fin du mois.  

4. Si Zabadani et Madaya ont été soumises à ce siège militaire sévère qui a provoqué cette famine, c’est parce que malgré deux ans d’offensives et de combats, où ont été impliqués la Syrie, le Hezbollah, l’Iran et la Russie, et des dizaines de morts dans les rangs des assiégeants, les deux dernières villes sunnites tenues par les rebelles syriens de l’autre côté de l’Anti-Liban, résistent toujours. Les rôles sont inversés pour al-Fu'ah et Kafarya. Ce sont les deux dernières localités chiites syriennes tenues par le Hezbollah libanais et le régime syrien, dans la province d’Idlib (nord-ouest). Bien qu’encerclées par les forces rebelles, il n’y a pas d’informations crédibles sur des cas de mort par famine, à l’inverse du cas de Madaya.

5. Toujours est-il qu’un accord sans précédent entre tous les partis en conflit, a conduit à la fin de 2015, à l’évacuation de 500 combattants et civils des villes de Zabadani, mais aussi d'al-Fu'ah et Kafarya. Les premiers sont passés par Beyrouth, avant de rejoindre la Turquie (par avion) et revenir dans les zones rebelles en Syrie. Les seconds sont allés en Turquie, avant de rejoindre Beyrouth et passer dans les zones du régime syrien et du Hezbollah. Par ailleurs, l’OCHA a annoncé que les trois localités syriennes de Madaya, al-Fu'ah et Kafarya, bénéficieront d’une assistance humanitaire d’urgence du CICR et du Croissant rouge syrien, dès demain, suite au feu vert récent du régime syrien et des rebelles. Les convois humanitaires partiront de Damas. Ils devraient apporter de la nourriture, des médicaments, des couvertures et des trousses d’hygiène à la population civile.

6. La solidarité c’est bien, mais on ne peut que se demander à quoi peut bien servir de protester vivement, alors que certains se trouvent incapables de dénoncer la cause de cette « famine provoquée » à Madaya, le siège de la ville imposé par le régime syrien et le Hezbollah, qui a empêché l’entrée des vivres et des médicaments, à de rares exceptions, depuis l’engagement désespéré de Bachar el-Assad et de Hassan Nasrallah pour reprendre la ville limitrophe de Zabadani aux forces rebelles. Idem, pour al-Fu'ah et Kafarya, ces localités chiites syriennes sont prises en otage par les rebelles syriens, afin de desserrer l’étau des villes de Madaya et surtout de la ville stratégique de Zabadani. Les déclarations du directeur des opérations de MSF, Brice de le Vingne, donne une idée précise de la stratégie des deux camps en conflit. « La situation à Madaya est un exemple extrême des sièges qui sont imposés dans de nombreuses régions de la Syrie, tant par le gouvernement syrien (et le Hezbollah) que par les groupes d'opposition armés. » Toutefois, son témoignage est accablant pour les troupes de Bachar el-Assad et du Hezbollah. « Madaya est un exemple limpide des conséquences désastreuses d’un siège comme stratégie militaire... Dans les faits, Madaya est devenue une prison à ciel ouvert pour environ 20 000 personnes, y compris des nourrissons, des enfants et des personnes âgées. Il n’y a aucune façon d’y entrer ou d’en sortir, les habitants y sont abandonnés à la mort ».



7. Je veux bien qu’on doute de la famine de Madaya et qu’on soutienne la tyrannie des Assad. Mais de là, à se moquer de la situation des personnes affamées, (comme l'a rapporté le blog Beirut Syndrome et comme on l'a vu sur les réseaux sociaux libano-syriens), en photographiant les mets qu'on s'apprête à bouffer, accompagné du hashtag infâme متضامن_مع_حصار_مضايا ("solidaire avec le siège de Madaya") comme l'ont fait certains partisans du Hezbollah et du régime d'Assad, sur Facebook et sur Twitter, c’est tout simplement abject.

Quelle ignominie que de prendre un selfie devant son réfrigérateur rempli à ras bord, et la rime n’est pas fortuite, avec le commentaire ignoble « du coeur du réfrigérateur, solidaire avec Madaya » (Jihad Zahri, cameraman de la chaine al-Jadeed / New TV) et de publier une photo raciste d’ungroupe d’hommes africains, torses nus et cotes saillantes, avec le commentaire crétin, « le président de la municipalité de la ville encerclée de Madaya avec les membres du Conseil municipal, dans leur dernière photo !! Où est la conscience ? » (Charbel Khalil, un humoriste en faillite de la chaine LBC)! C'est le reflet d'une misérable façon de penser.

8. La fin ne justifie pas les moyens, même pour dénoncer la faim provoquée par la tyrannie des Assad. Une photo touchante a circulé pendant quelques jours sur les réseaux sociaux. Il s’agit d’une jeune fille, présentée comme originaire de Madaya, avant et après la famine, où son joli minois avait cédé la place à une mine terrifiant. 
Le hic c’est que ce joli minois reviendrait à une petite Syrienne, surnommée « Mona Lisa », qui aurait été photographiée en janvier 2014, vendant des chewing-gums libanais « Ghandour » dans les rues d’Amman en Jordanie. Certaines sources prétendent même qu'elle est originaire du Sud-Liban. Ainsi, il est improbable que ça soit la fille décharnée de la photo, qui semble être celle d'une fille de la région de Ghouta à Damas, photographiée en février 2015. Dans tous les cas, les deux filles n'ont a priori rien à voir avec Madaya. Inutile de préciser que ce genre de procédés discrédite la plus noble des bonnes causes, comme celle du peuple syrien en général, d’en finir avec la tyrannie des Assad, et de Madaya en particulier, de briser le siège de la population civile.

9. Pester contre ce « monde oisif », vociférer contre les « civilisations occidentales », râler à l’encontre de ces « humains plus touchés par les chiens et les chats », et décréter incessamment la mort de la « l’humanité », parce qu’un tel drame se déroule devant les yeux passifs du monde entier, est le moins qu’on puisse dire, déplacé, surtout, venant de la part de certains Libanais et Syriens, et d'Arabes de tous bords. D’un côté, parce que ce point de vue est faux, étant donné la grande mobilisation de la communauté internationale, sur ce dossier comme sur celui des migrants provenant du Moyen-Orient. D’un autre côté, parce qu’il s’agit de réflexions de personnes plutôt égocentriques, qui ne s’émeuvent que pour ce qui touchent et tournent autour de leur nombril.
Les donneurs de leçons doivent savoir par exemple que 795 000 000 de personnes sont sous-alimentées dans le monde (FAO 2015), soit près d’un être humain sur dix sur Terre, et que quotidiennement, entre chaque lever et coucher du soleil, 16 000 enfants dans le monde meurent de maladies liées à la faim et à la malnutrition (FAO 2005), soit un enfant toutes les 6 secondes. Tout se passe dans l’indifférence de milliards de personnes, sans que cela ne coupe l’appétit de beaucoup de gens entre le Machrek et le Maghreb, et sans que cela ne provoque un afflux de dons de ces régions pour les ONG qui tentent de remédier à ce fléau mondial.
Idem, et c’est l’occasion d’en parler, à la Saint-Sylvestre il y a tout juste dix jours, des centaines de femmes (plus de 561 plaintes au 12 janvier), Occidentales et Allemandes a priori, ont été dépouillées et agressées sexuellement (40 % des plaintes) dans la ville de Cologne (et dans une moindre mesure à Hambourg, Stuttgart et Francfort), par des centaines d’hommes étrangers essentiellement, dont une majorité serait d'origine arabe (selon les témoignages des victimes), certains agresseurs seraient des demandeurs d’asile et des migrants fraîchement arrivés (selon des témoignages de policiers), sans que cela ne suscite un tollé comme il se doit, dans le monde et les milieux arabes d’Orient et d’Occident, alors que cet événement tragique, qui a choqué l'Allemagne et l'Europe, va certainement marquer les esprits des populations occidentales et influencer la politique d'immigration et de droit d’asile généreuse de l’Allemagne, de l’Europe et de la plupart des pays occidentaux.
Morale des deux histoires, que chacun de nous défende la cause qui le touche, sans pour autant en vouloir à toute la galaxie et sans se sentir obliger d’insulter le monde entier, en se prenant pour le nombril du monde et en considérant sa cause plus juste que celle des autres, quel que soit l’ampleur de la tragédie que nous vivons ou qui nous ravage. La solidarité, ça marche dans les deux sens. Avant d’en vouloir au monde et d'exiger sa solidarité, il faut s’ouvrir au monde et se montrer solidaire de toutes les tragédies qui l’affectent tous les jours. Cela passe forcément par le rejet du déni et de l'indignation sélective.


*

Complément d’information sur la crise humanitaire à Madaya, Al-Fu'ah et Kafarya (13 janvier 2014)

Dans un communiqué publié par le Comité international de la Croix-Rouge, ainsi que par l’ONU, le mardi 12 janvier, on apprend « qu’un convoi d’aide humanitaire (de l’ONU, de la Croix rouge internationale et du Croissant rouge syrien, composé de 47 camions qui sont partis de Damas) est entré lundi pour la première fois depuis octobre dernier à Madaya, ville syrienne (40 000 habitants) assiégée depuis six mois par les forces armées de Damas (et du Hezbollah) ». Le communiqué précise aussi que « al-Fu’ah et Kafarya (20 000 habitants), deux autres localités syriennes assiégées par les rebelles, ont également pu être ravitaillées (par 21 camions partis de Homs) ».

Le communiqué décrit une situation humanitaire inquiétante à Madaya. « Après sa visite à Madaya, le Représentant du Haut-Commissariat de l'ONU pour les réfugiés (HCR) s’est dit horrifié par ce qu’il a vu sur place (...) Sajjad Malik a indiqué... que ces enfants syriens en étaient réduits à devoir arracher de l’herbe pour survivre. Des enfants qui n’avaient pratiquement rien d’autre à manger que de l’eau mélangée à des épices. » Pour le Représentant du HCR en Syrie, ce qu'ils ont vu à « Madaya est sans comparaison par rapport à d’autres parties » dans ce pays. Le communiqué de l’ONU précise que « les humanitaires qui décrivent une situation désespérée, indiquent que ce qu'ils ont vu à Madaya ne devrait pas exister à notre époque ».

Le porte-parole du Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA), Jens Larke, a lui attesté l’existence de la famine à Madaya. « Les travailleurs humanitaires dans le convoi à destination de Madaya ont décrit des personnes dans une situation misérable et ont confirmé avoir vu des enfants très sérieusement malnutris ». Le débat déplacé de certains défenseurs du régime syrien et du Hezbollah, qui ont tenté désespérément sur ma page Facebook et ailleurs, de relancer la propagande et le déni de ces derniers, est donc définitivement clos. La famine a frappé Madaya à cause du siège de la ville.

Enfin, selon le Programme alimentaire mondial deux convois supplémentaires sont prévus jeudi et dimanche. L’ONU estime que près de 400 000 Syriens se trouvent toujours assiégés par les deux camps. On estime par ailleurs, qu’il faut trouver 8 milliards de dollars pour venir en aide au cours de l’année 2016, aux réfugiés syriens dans les pays voisins et aux déplacées à l'intérieur du territoire syrien.

mercredi 6 janvier 2016

Nimr Baqr Al Nimr, un homme charismatique sacrifié sur l’autel de « wilayat el-fakih ». Vu d’Arabie saoudite, « le croissant chiite est en passe de devenir une pleine lune » (Art.329)


1. LES FAITS LES PLUS GRAVES DEPUIS 1979

C’est sans doute l’événement à caractère sécuritaire le plus importante de l’histoire du royaume, après l’attaque de la Grande mosquée de La Mecque en 1979 (par des islamistes saoudiens ; 244 morts, 68 exécutions) et les vives protestations anti-américaines de 1987 (par des pèlerins iraniens ; 275 morts). Au lendemain du nouvel an, l’Arabie saoudite a procédé à l’exécution de 47 personnes, toutes condamnées pour « terrorisme ». Y figurent une quarantaine de djihadistes sunnites, dont Farès al-Chouwaïl al-Zahrani, le théoricien d’al-Qaeda pour l'Arabie, et une figure de la contestation chiite dans le royaume wahhabite, cheikh Nimr Baqr al-Nimr. Les premiers ont été condamnés pour leur implication dans plusieurs attentats odieux qui ont ensanglanté le pays entre 2003 et 2006, le second pour ses agissements dans le sillage des printemps arabes, entre 2011 et 2012, qui ont conduit à une panoplie de chefs d’accusation graves, dont les principaux étaient de préparer des émeutes, de déclencher des conflits sectaires, de recourir à la violence, d’affrontements armés avec les forces de sécurité, de rejet de l’autorité royale, de soutenir l’insurrection au Bahreïn et de "ramener" l’ingérence étrangère (iranienne).

2. LES RÉACTIONS LES PLUS VIRULENTES : EN IRAN ET AU LIBAN

Si l’exécution des djihadistes sunnites n’a pas suscité beaucoup d’indignations dans le monde, sans doute parce qu’ils méritaient leur sort et ils étaient sunnites, celle du dignitaire chiite fut condamnée par beaucoup de pays. Les critiques les plus virulentes sont venues des hommes religieux chiites. Elles se sont concentrées principalement sur la famille royale, Al-Saoud. Le Guide suprême de la révolution islamique iranienne, Ali Khamenei, a claironné que « le sang de ce martyr, versé injustement, portera ses fruits, et la main divine le vengera des dirigeants saoudiens ». Pour l’ayatollah iranien Ahmad Khatami, « ce sang pur tachera la famille Al-Saoud, qui sera balayée des pages de l’histoire ». Du côté libanais, sayyed Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, a lui aussi décrété que « le sang de cheikh Nimr poursuivra la famille Saoud dans le monde et dans l'au-delà ». Quant au numéro deux du parti, cheikh Naïm Qassem, il a annoncé « le début de la fin du régime saoudien ».

3. QUI ÉTAIT NIMR BAQR AL NIMR, CE CHEIKH AU « SANG PUR » ?

L'homme qui déchaine autant les passions, cheikh Nimr Baqr al-Nimr, appartenait à la minorité chiite saoudienne, qui est estimée entre 10 et 15 % de la population du royaume. Il était originaire d’al-Aawamia, une localité de la ville de Qatif, qui se situe à 37 km de la capitale de la province al-Chariqiya, Dammam, à 1h de voiture du Bahreïn, sur la rive droite du golfe arabo-persique. Le pétrole, principalement, et sa proximité géographique avec Doha, Abou Dabi et Dubaï, font de la province al-Charqiya une région riche et dynamique, alors que 95 % de sa superficie est désertique. Celle-ci est peuplée de 3,8 millions de personnes, majoritairement chiites (près de la moitié de la population locale). A Qatif même (500 000 habitants), les Sunnites ne représentent que 5 % de la population. C’est pour dire, les rapports communautaires n’ont pas toujours étaient au beau fixe. Avec la naissance du mouvement wahhabite en Arabie au 18e siècle, prônant un islam puritain et rigoriste, la relation entre les Sunnites et les Chiites devint plus conflictuelle. Les deux communautés coexistèrent tant bien que mal jusqu’à l’avènement d’un régime théocratique chiite en Iran en 1979, guidé par Rouhollah Khomeini, qui avait une ambition clairement affichée dès le départ, d’exporter la « Révolution islamique (chiite) » vers tous les pays de la région et d’y établir des « Républiques islamiques (chiites) » partout où des communautés chiites y étaient présentes.

Ce n’est certainement pas un secret de Polichinelle, les Saoudiens de confession chiite subissent une discrimination à plusieurs égards par rapport à leurs compatriotes sunnites, à la fois religieuse, politique et civile. C’est dans ce cadre que s’inscrivent plusieurs mouvements de contestations populaires survenus entre 1979 et 2012, auxquels a participé cheikh Nimr. Quand on examine les faits, on s’aperçoit que le problème n’était pas uniquement dans la dimension sociale des protestations et des revendications, les autorités saoudiennes ont répondu favorablement plus d’une fois, comme en 1980 avec le lancement de grands projets de développement dans la région de Qatif (réseau électrique, écoles, hôpitaux, etc.), autant qu’il était dans leurs dérives politiques sur un fond social.

4. PARCOURS ET DISCOURS

A la première guerre du Golfe entre l’Iran et l’Irak, qui a opposé le régime des mollahs au régime de Saddam Hussein (où l'on a vu s’affronter Perses et Arabes, Chiites et Sunnites), Nimr Baqr al-Nimr avait choisi son camp, sur la rive droite du golfe arabo-persique. C'est ainsi qu'il part en 1980, à l’âge de 21 ans, se former à la « Révolution chiite » dans la nouvelle République islamique d’Iran. Il y passera dix longues années auprès des mollahs du régime iranien. La veille de la seconde guerre du Golfe, il fera un séjour en Syrie, avant de revenir s’installer en Arabie saoudite. Activiste dès la première heure, il fut emprisonné à plusieurs reprises, en 2006, 2008, 2009 et la dernière fois en juillet 2012. Ce qui frappe quand on écoute cet homme, c’est avant tout un charisme exceptionnel, comme l’ont répété en boucle les médias occidentaux, mais aussi son humour et son sarcasme, ainsi que le contenu populiste, le caractère belliqueux et le ton vindicatif des prêches de cheikh Nimr. Morceaux choisis, pêle-mêle :

- « Alors où sont ses services de renseignements ? Est-ce qu’ils peuvent éloigner l’ange de la mort de lui (Nayaf, ministre de l’Intérieur de 1975 jusqu’à sa mort en 2012) ? Que les vers et le supplice de l’enfer le dévorent dans sa tombe !... Alors, vous voulez qu’on ne se réjouisse pas de la mort de celui qui a emprisonné nos enfants?... Que Dieu soit remercié et qu’il raccourcisse leur vie l’un après l’autre, celle des Saoud (famille régnante d’Arabie saoudite), des Khalifa (famille régnante du Bahreïn) et des Assad (famille régnante en Syrie). »
- « Régime irréfléchi, despotique... Les Saoud et les Khalifa sont des despotes. »
- « Ils (les Saoud) disent ‘qu’ils sont les lions des Sunnites devant l’Iran’. Pfft, quelle rigolade ! »
- « J’appelle les Sunnites à devenir Chiites, c’est la voie qui conduira au paradis, c’est le véritable islam. »
- Et j’en passe et des meilleures.

L’homme avait peut-être ses raisons. Et sans doute, ses motivations. Comme on peut le voir, la provocation de Nimr Baqr al-Nimr étaient omniprésente. Il ne s’est fixé aucune limite. Il a tout fait pour mettre de l’huile sur le feu. En tout cas, on s’attend à autre chose de la part d’un homme religieux, sage et responsable. A l’écouter, parfois, souvent même, on n’est plus dans la liberté d’expression, on est dans le mépris, l’injure, la diffamation, la rébellion, le prosélytisme, le coup d’Etat, la sécession, etc. Dans n’importe quel pays occidental, il aurait été condamné sévèrement pour cela. Mérite-t-il la mort ? Certainement pas, j’y suis opposé quel qu’en soit le contexte. Mais, le dérapage était prévisible. Ce n’était qu’une question de temps et d’opportunité. A quoi pouvait bien s’attendre Nimr Al-Nimr en comparant les Al-Saoud à Yazid dans une de ses prêches enflammés par exemple ? A une haute distinction du roi Salmane ben Abdelaziz al-Saoud, d’avoir œuvré pour le renforcement de la concorde entre les Chiites et les Sunnites ?

Pour ceux qui n’étaient pas encore nés, Abu Khaled Yazid ibn Mouawiya est le 2e calife omeyade et le 6e calife de Mahomet pour les Sunnites. Il n’est pas reconnu par les Chiites, et pour cause, il est tenu responsable de la bataille de Karbala (Irak, 680) au cours de laquelle, l’imam Hussein, fils d’Ali ibn Abi Taleb (4e calife des Sunnites et 1er imam des Chiites, reconnu et respecté par les deux communautés), petit-fils de Mahomet, fut tué. Sachant que les Chiites commémorent cette mort survenue il y a 1 336 ans comme si c’était hier (lors de la fête de l’Achoura où les fidèles se flagellent jusqu’au sang), que cet événement tragique a rendu le schisme chiite irréversible et que les tensions sunnito-chiites au Moyen-Orient sont à leur paroxysme actuellement, quelle est l’utilité d’invoquer Yazid pour justifier le rejet d’Al-Saoud, à part renforcer la discorde entre les frères ennemis ?

5. BAHREÏN : « 14e PROVINCE D’IRAN »

Mettez vos ceintures, nous reprenons la route. En partant de Qatif, on traverse Dammam en moins d'une demi-heure de route, et en empruntant ensuite la chaussée du roi Fahd, 25 km de ponts et de digues, on entre dans le Royaume de Bahreïn. C'est un petit pays de 765 km² et de 1,4 million d’habitants, à majorité chiite (70 % ; une partie est d’origine arabe et l’autre d’origine perse), gouverné par une famille royale sunnite, Al-Khalifa, et dont la moitié de la population est composée d’expatriés. Bien qu’il ait épuisé une grande partie de ses réserves de pétrole, Bahreïn reste un pays riche, même s’il est tributaire de l’exploitation d’un champ pétrolier qu’il partage avec l’Arabie saoudite. De l’autre côté de la rive, à 200 km, se trouve la République islamique d’Iran, 77 millions d’habitants, chiite à 90 %. Le rival régional de l’Arabie saoudite qui se trouve déjà bien impliqué en Irak, en Syrie, au Liban, au Yémen et au Bahreïn, est en passe de retrouver une grande liberté d’action au Moyen-Orient, grâce à la décision des pays occidentaux de lever les sanctions économiques imposées dans le cadre du dossier nucléaire, sans tenir compte des préoccupations arabes. Encore un élément pour compléter ce puzzle, Manama, la capitale de l’archipel, constitue le port d’attache de la Ve flotte des Etats-Unis, les forces navales impliquées dans toutes les opérations américaines au Moyen-Orient, et surtout, dans la sécurisation du détroit d’Ormuz où transitent 17 millions de barils de pétrole par jour (30 % du pétrole mondial). L’Iran a menacé de le fermer en 2008 et en 2011, ce qui a conduit au déploiement d'une armada franco-anglo-américaine pour l'en dissuader.

De par sa composition religieuse chiite, sa situation géographique à proximité de l’Iran et son importance stratégique pour les Etats-Unis, pour les pays arabes du Golfe et pour le reste du monde, Bahreïn est depuis 1979, considéré comme un théâtre de confrontation ouverte entre l’Arabie saoudite et la République islamique d’Iran. Et encore, rien de nouveau sous le ciel du golfe arabo-persique. Il faut savoir que dans le passé, alors qu’il était longtemps sous domination des Perses, plus ou moins interrompue par les Ottomans et les Portugais, le pays passe définitivement sous le règne de la famille Al-Khalifa en 1783, une couleuvre qui est restée à travers de la gorge du géant iranien. Depuis, l’Iran n’a cessé d’avoir des revendications territoriales sur l’île. Déjà en 1927, le shah d’Iran, Reza Shah Pahlavi, fraichement couronné, demande à la Société des Nations « le retour de Bahreïn à la Perse ». Après la seconde guerre mondiale, le pays est considéré comme « la 14e province d’Iran ». Et pour qui s’autorise de douter, la Chambre basse iranien gardait à l’époque deux sièges vides pour les futurs représentants. Ça repart de plus belle avec l’indépendance du pays en 1971 (de la Grande-Bretagne qui s’est installée en 1861) et surtout avec la Révolution islamique iranien en 1979 où le thème « la 14e province d’Iran » revient en force. L’appui iranien aux leaders chiites de Bahreïn se faisait au vu et au su de tous. Deux ans après l’arrivée au pouvoir des mollahs iraniens, un coup d’Etat est même fomenté par des radicaux chiites dans le but de renverser la monarchie sunnite. En 2009, l’entourage d’Ali Khamenei, le Guide suprême, revient encore et toujours sur « la 14e province d’Iran ». C’est un peu comme le Liban qui était victime durant le 20e siècle de l’appétit de la « sœur Syrie ». Le dernier affrontement en date s’est déroulé dans le cadre des Printemps arabes en février-mars de l’année 2011. Un soulèvement populaire chiite, pacifique puis violent, comme en Syrie, dont une partie réclamait le renversement de la monarchie sunnite, a conduit à l’intervention des troupes saoudiennes dans le cadre des accords du Conseil de coopération (des Etats arabes) du Golfe, une structure de coopération économique, financière et militaire, arabo-sunnite, à mi-chemin entre l’Union européenne et l’OTAN, créé en 1981, justement pour contrer les projets perso-chiites dans la région. Certaines protestations se déroulaient sous les portraits des ayatollahs Khomeini (Guide suprême d’Iran, chiite) et de Sistani (ayatollah iranien).

6. TRIPTYQUE MORTEL : RÉBELLION, SÉCESSION ET WILAYAT EL-FAKIH

C’est en ayant en tête tout ce contexte géopolitique, qu’il faut revenir sur l’engagement de cheikh Nimr Baqr al-Nimr, ses menaces et certaines de ses déclarations.

- « Que la malédiction de Dieu s’abatte sur Nayef (ben Abdelaziz al-Saoud, ancien ministre de l’Intérieur), Salmane (l’actuel roi d’Arabie saoudite), Khalifa (Premier ministre de Bahreïn), Hamad (roi de Bahreïn)... Nous n’acceptons pas les Saoud comme dirigeants. Nous les rejetons. Nous voulons les faire tomber. »
- « Nous ne permettrons à personne de coopérer avec le pouvoir (saoudien). Nous condamnerons quiconque qui coopère avec le pouvoir (saoudien). Nous le ferons tomber. »
- « Cette main de fer, pfft, n’est qu’une main en carton... L’Iran est un pays industrialisé, aux grandes capacités militaires... L’Iran, travaille sur le terrain, industrie de l’armement, progrès... »

N’étant pas accusé et condamné pour homicide, l’exécution de Nimr Baqr al-Nimr par l’Arabie saoudite est une violation des droits de l’homme, même si on considère la peine capitale comme une sentence acceptable. Il n’empêche, que les autorités saoudiennes ne pouvaient pas rester longtemps indifférentes face à ces agissements graves, qu’aucun pays démocratique occidental ne tolérerait. Nimr al-Nimr n’est pas le seul homme religieux chiite à adopter l’idéologie de « wilayat el-fakih » dans le monde arabe. En Irak, au Yémen comme au Liban les adeptes dans les communautés chiites sont légion. On ne pourra pas comprendre l’enjeu et la gravité des déclarations de Nimr al-Nimr sans un léger détour en Iran, là où ce cheikh chiite a été formé.

« Wilayat el-fakih » est un concept théocratique chiite développé par Khomeini dans les années 70. Sur le plan général, il jette les bases de la gouvernance du régime des mollahs dont les objectifs sont de « préserver l'ordre islamique » et de « garder tous les individus sur le juste chemin de l'islam, sans aucune déviation... et de détruire l'influence des puissances étrangères dans les pays islamiques ». Par islam, comprendre l’islam chiite, bien évidemment. En pratique, pour que les dirigeants chiites puissent gouverner conformément à la charia, Khomeini décrète qu’un juriste chiite, el fakih, doit exercer une tutelle sur les dirigeants et le peuple, wilayat. Wilayat el-fakih, permet donc au pouvoir religieux chiite de contrôler le pouvoir politique chiite et même de fusionner les deux. Ce fakih n’est rien d’autre que l'officiel « Guide suprême de la Révolution islamique ». Wali el-fakih se charge d'entreprendre la politique qu’aurait mené le douzième imam caché lui-même.

Cette organisation chiite de la vie politico-religieuse est à l’opposé de l’approche sunnite où de tout temps, même des premiers califes et à l’exception de la parenthèse de Daech (les usurpateurs du califat et de l’islam), les pouvoirs politiques et religieux sont totalement séparés. C’est toujours le cas dans les pays sunnites, même ceux qui appliquent la charia, y compris en Arabie saoudite. D’ailleurs, les dirigeants sunnites -des califes aux rois, en passant par les présidents et les hommes politiques- ont été dans l’écrasante majorité des cas, des chefs civils et non des chefs religieux. Depuis 1979, c'est tout le contraire qui se passe en Iran et dans les communautés chiites du Moyen-Orient.

Et pour mieux comprendre la relation qui existe entre les chiites du monde adeptes de l’idéologie de wilayat el-fakih, comme Nimr al-Nimr, et le Guide suprême de la République islamique d’Iran, Khomeini puis Khamenei, il faut plonger dans le livre de cheikh Naïm Qassem, vice-secrétaire général du Hezbollah libanais, « Le Hezbollah. La voie, l’expérience, l’avenir » (Editions Albouraq, 2008). « La prise de mesures appropriées, l’action politique quotidienne, le mouvement culturel et social... sont de la responsabilité de la direction élue (du Hezbollah ici)... dont la légitimité a été acquise par le fakih (contrôle direct sur les personnes)... Lorsque le parti fait face à de grandes décisions (la guerre ou la paix par exemple), représentant un tournant important et concret... c’est alors qu’il prend l’initiative de consulter son avis (wali el-fakih / Guide suprême) et de réclamer son autorisation en vue de légitimer l’acte ou son absence (pouvoir de décision)... L’Etat islamique d’Iran et le Hezbollah se rejoignent dans leur engagement envers les orientations et les ordres du wali al-fakih qui supervise la nation dans son ensemble (partout où vivent des communautés chiites), et non pas en un seul lieu (au-delà des frontières et des souverainetés nationales). » Ainsi, il est de toute évidence que l’assassinat de l'ancien Premier ministre du Liban Rafic Hariri (2005), l’opération du Hezbollah contre Israël à l’origine de la guerre de Juillet (2006), les événements du 7-Mai à Beyrouth et dans le Mont-Liban (2008), l’implication dans la guerre civile en Syrie (depuis 2011), l’exclusion du pouvoir des Sunnites en Irak (depuis 2003) et les divers agissements au Yémen, au Bahreïn et en Arabie saoudite (2011-2015), auraient été initiés et/ou ont reçu le feu vert par/de wali el-fakih, Ali Khamenei, le Guide suprême de la République islamique d'Iran.

7. VU D’ARABIE SAOUDITE : « LE CROISSANT CHIITE EST EN PASSE DE DEVENIR UNE PLEINE LUNE » 

La menace des Persans chiites chez les Arabes sunnites est donc concrète. Les câbles de Wikileaks, rédigés entre 2008 et 2010, ont permis de bien l’évaluer. Pour l’ancien prince héritier, Muqrin, fils d’Ibn Saoud, « le croissant chiite (Iran-Irak-Syrie-Liban) est en passe de devenir une pleine lune (incluant Yémen-Bahreïn-Koweït-Arabie saoudite) ». Encore une conséquence de la stupide invasion américaine de l’Irak en 2003 par l’équipe néocon de George W. Bush. C’est ce qui a conduit le défunt roi Abdallah d’Arabie saoudite à conseiller aux Américains de « couper la tête du serpent », le régime iranien, dont « l'objectif est de causer des problèmes » dans le monde arabe. En vain, cette menace a poussé le successeur de ce dernier à engager les troupes saoudiennes au Yémen (mars 2015), pour mettre un terme à l’ingérence iranienne dans ce pays situé au sud du royaume.

L’exécution de Nimr Baqr al-Nimr est d'autant plus regrettable qu'elle a évidemment une dimension politique. Au même titre que l’incendie de l’ambassade saoudienne en Iran et la rupture des relations diplomatiques de l’Arabie saoudite avec ce dernier. L’activisme séditieux du défunt cheikh chiite l’était tout autant, politique et regrettable. Sa mort n’est qu’un nouveau round tragique de de cette longue guerre froide qui oppose l’Arabie saoudite à la République islamique d’Iran, depuis 1979, et cette tension séculaire entre les Sunnites et les Chiites, depuis 1 355 ans. Aucun apaisement n’est à espérer au Moyen-Orient, dans l'intérêt de tous les peuples de la région, tant que la République islamique d’Iran ne cessera la politisation de l'islam chiite et son ingérence dans les affaires arabes, en abandonnant l’idéologique expansionniste de « wilayat el-fakih ».