vendredi 16 décembre 2016

Assad et Poutine ont gagné la bataille d'Alep, mais pas la guerre en Syrie (Art.406)


Il y a des convictions qui ne se discutent pas. Vous me diriez qu'il est abusif dans un tel cas de désigner cet état d'esprit par ce terme. Soit. Disons alors, qu'elles ne sont pas négociables. Bachar el-Assad ne mourra pas dans son lit. Il mourra peut-être par l'une des méthodes de guerre et de torture utilisées par ses hommes pour vaincre Alep et les Aleppins, mais pas dans son sommeil. Il mourra dans un déluge de fer et de feu, enseveli sous les décombres, gazé par du chlore, déchiqueté par un baril d'explosifs, étouffé dans une pièce de 10 mètres carrés avec 65 autres personnes, coincé dans un pneu et battu par des câbles, suspendu au plafond par ses poignets avec ses orteils touchant à peine le sol et frappé avec des bâtons, violé, électrocuté, noyé, ongles arrachés, pénis scotché, peau brûlée avec des cigarettes ou à l'acide, de froid, de chaud, de faim, de peur, de chagrin ou par manque de soins, mais une chose est sûre et certaine, ce grand criminel de l'histoire contemporaine ne mourra pas de sa belle mort.

Certes, on peut rapprocher la guerre de Syrie (depuis 2011; 400 000 morts) de la guerre d'Espagne (1936-1939; 400 000 morts), Assad de Franco, le soutien de Poutine-Khamenei de celui d'Hitler-Mussolini, les djihadistes des brigades internationales, les ingérences arabes des aides de l'Union soviétique, la chute d'Alep de celle de Guernica, et j'en passe et des meilleurs. Ce ne sont pas les éléments qui manquent pour cela. Mais, la guerre civile syrienne se distingue de la guerre civile espagnole par l'étendue de la dévastation, ainsi que par l'ampleur de la déshumanisation. Alep en est la preuve vivante.

Peu de gens pleureront les jihadistes d'Alep, à part leurs familles et leurs frères d'armes. Et encore ! Et pourtant, peu de gens aussi se réjouiront du retour des troupes de Bachar el-Assad dans la 2e ville de Syrie, à part les partisans du régime syrien et de la Russie. Pour comprendre ce qui peut apparaître comme un paradoxe, il faut dire et redire certaines vérités.

La première vérité de toutes les vérités, concerne l'étincelle qui a mis le feu aux poudres, le début de cette descente en enfer à Alep. C'était le 13 avril 2011. Des étudiants syriens de la faculté de lettres manifestent pacifiquement pour réclamer plus de liberté et exprimer leur solidarité avec les victimes de la répression à Deraa et Banyas. La ville ne sera véritablement prise par la fièvre révolutionnaire qu'après la tragédie du 3 mai 2012. Sentant que le campus universitaire bouillonnait de plus en plus, et que la marmite estudiantine devenait incontrôlable, les services de sécurité du régime de Bachar el-Assad décident d'intervenir ce jour-là avec la brutalité qui leur sied. Quatre étudiants trouveront la mort, dont un par défenestration, deux cents seront arrêtés et torturés. Bienvenue dans l'école de la tyrannie des Assad. Deux semaines plus tard, manifestation monstre et des gens en colère qui réclament cette fois, la chute du régime de Bachar el-Assad. Cette vérité est immuable, elle résume tout le drame de la Syrie : la révolte syrienne était pacifique, c'est la répression barbare de la tyrannie des Assad qui l'a poussé dans le précipice de la militarisation de la révolte, la généralisation du conflit et la radicalisation de la révolution. Une triple erreur fatale.

La deuxième vérité est celle que les vainqueurs essaient de cacher sous leurs rangers et leurs sandales. Terroristes, islamistes, jihadistes, miliciens, résistants, rebelles, insurgés ou aventuriers de l'extrême, appelez-les comme vous voulez, les combattants d'Alep font partie de tout ce qui est possible et imaginable, sauf de l'Etat islamique. Depuis janvier 2014, càd depuis près de trois longues années, Daech n'est pas présente à Alep. Pas parce qu'elle ne le souhaite pas, mais parce qu'elle en fut chassée. Il n'est peut-être pas nécessaire aux yeux de certains de faire la moindre distinction dans la galaxie islamiste. Toutefois, il faut tout de même rappeler, que la communauté internationale s'est fixée comme objectif prioritaire depuis août 2014, l'anéantissement de Daech. Par cette vérité, nous avons une preuve de plus, comme s'il en fallait !, que l'intervention russe en Syrie, comme l'intervention iranienne et celle du Hezbollah libanais, vise depuis le départ à sauver le régime syrien de Bachar el-Assad qu'à écraser les terroristes de Daech, l'organisation responsable des attaques odieuses du 13-Novembre (Paris, 2015).

La troisième vérité apparaît comme la plus embarrassante. Au moment où les forces de l'axe Assad-Nasrallah-Khamenei-Poutine resserraient leur étau sur Alep, Daech entrait triomphalement dans Palmyre. Et encore, l'humiliation ne se limite pas à cela. Les quelques centaines de terroristes qui ont repris cette cité antique, n'ont rencontré aucune résistance sérieuse. Les forces d'Assad avaient pris la fuite laissant derrière eux des chars et de nombreuses caisses de munition, dont des équipements de défense anti-aérienne (des canons, voire des missiles). Ils n'ont même pas eu la présence d'esprit et le temps de les faire exploser à défaut de les embarquer, comme l'exigent les usages militaires. Même topo du côté des forces de Poutine, les livres en cyrillique sont restés ouverts sur les tables. Les militaires russes n'ont pas pu emporter l'aigle royal de leur campement, ils ont à peine eu le temps de tirer la chasse d'eau. D'après les dernières nouvelles, Daech aurait même tenté une offensive contre la plus importante base aérienne du régime syrien en Syrie, T4, située à Tiyas, à mi-chemin entre Palmyre et Homs. Certes, la débâcle de Palmyre ne vaut pas celle d'Alep sur le plan militaire. Mais, sur le plan de la propagande des uns et des autres, il y a bien un détail à relever et qui a son importance : Daech n'a pas perdu à Alep et il a gagné à Palmyre, alors que le régime syrien a gagné à Alep mais il a perdu à Palmyre.

Les autres vérités découlent des précédentes. Il y en a un paquet. Primo, il est clair que Bachar el-Assad n'est plus capable de contrôler toute la Syrie, malgré un soutien maximal de la Russie, de l'Iran et du Hezbollah. Il doit faire des choix militaires lourds de conséquences. Secundo, la priorité d'Assad est de reprendre le contrôle de la Syrie vitale, les grandes villes (Alep, Homs, Hama, etc.), et de mieux sécuriser le centre du pouvoir à Damas et le territoire de repli, le réduit alaouite de Lattaquié. Tertio, la stratégie de l'axe Assad-Nasrallah-Khamenei-Poutine est de plus en plus claire: laisser à la coalition arabo-occidentale la mission d'anéantir l'Etat islamique - Daech (c'est encore la coalition constituée par les Etats-Unis qui est intervenue pour détruire une partie de l'armement repris par Daech à Palmyre et non l'aviation russe !), afin de pouvoir se focaliser sur tous les groupes armés anti-régime, notamment les rebelles modérés, pour qu'à la fin de la nuit, seule la tyrannie des Assad reste en place, au milieu des ténèbres. Revenir à la case de départ -on n'en est pas encore là, Dieu merci!- est non seulement pas dans l'intérêt du peuple syrien, mais c'est une menace pour la sécurité du monde entier.

Justement, parlons-en, cela nous permettra de dégager deux vérités fondamentales sur la guerre en Syrie.

« A Maghayir, un quartier jadis résidentiel de la
vieille ville d’Alep. Ce jour-là, 35 immeubles furent
détruits, tuant 18 civils »
(21 juillet 2015). 

Extrait de l'album de Karam al-Masri, étudiant
en droit, puis photographe. Emprisonné et torturé
par le régime syrien, puis kidnappé par Daech.
Il collabore avec l'AFP. Il a filmé sa ville, Alep,
entre 2013 et 2016. L'Obs, 8 oct. 2016

Quelque soit l'issue des batailles ici ou là, à Alep ou à Palmyre, il y a une équation simple qui n'est plus du tout viable en Syrie, depuis longtemps et encore moins aujourd'hui. Il faut vraiment descendre des autruches, pour ne pas voir une vérité aussi éclatante et prétendre comme l'a fait hier Bachar el-Assad, dans une vidéo filmée par un téléphone portable, pour faire du dictateur et du boucher, un homme cool et branché : « Je pense qu'après la libération d'Alep, on dira que non seulement la situation syrienne, mais aussi celle aux niveaux régionale et internationale, est différente ». Différente certes, mais pas comme il l'entend. Un tyran sanguinaire comme Bachar el-Assad, issu d'une communauté alaouite qui ne représente que 10% de la population syrienne, le principal responsable d'une guerre aussi atroce qui a fait 400 000 morts et a jeté sur les routes la moitié de la population syrienne, laissant un pays dévasté pour les 50 prochaines années et deux générations d'êtres humains traumatisées à vie, ne peut absolument plus faire partie de l'avenir de la Syrie et continuer à dominer 70% de la communauté sunnite syrienne. Impossible, fin de la discussion. Qui ne veut pas voir cela, Vladimir Poutine, François Fillon, Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen compris, n'a qu'à se préparer à enfoncer longtemps et profondément sa tête dans la bourbe de la guerre en Syrie.

Le destin d'Alep est scellé à moyen terme. Il a fallu quatre ans et demi au régime syrien, quand même, et un soutien irano-hezbollahi-russe conséquent, tout de même, pour permettre à l'armée syrienne cantonnée seulement dans la partie ouest de la ville, de reprendre la partie est, au prix de destructions massives et de milliers de morts. L'évacuation des civils qui y vivaient toujours et des combattants qui tenaient ces quartiers, prendra encore quelques jours. Elle fait craindre le pire pour les survivants : des massacres de civils et des exécutions sommaires de combattants. En dépit de ce qu'en dit la propagande syro-hezbollahi-irano-russe, le co-vainqueur de cette offensive est hélas, l'organisation terroriste « Etat islamique ». En reprenant Palmyre des forces syriennes (au même moment de la chute d'Alep), en menaçant la plus importante base aérienne du régime syrien à Tiyas, et en résistant à Mossoul aux forces irakiennes qui sont appuyées pourtant par la coalition internationale (depuis deux mois déjà!), sachant qu'elle n'était pas présente à Alep, Daech ne manquera pas d'attirer des islamistes affligés par le martyre de cette ville, qu'ils viennent de Syrie, d'Europe ou du reste du monde, et de siphonner les vaincus des fractions jihadistes rivales. La chute d'Alep pourrait fédérer certains groupes jihadistes sous la bannière de l'Etat islamique, gonfler les rangs de Daech par de nouvelles recrues subjuguées par sa puissance et pousser l'organisation terroriste à d'interminables actions de harcèlement contre les troupes du tyran de Damas. Si Bachar el-Assad et Vladimir Poutine ont gagné la bataille d'Alep, ils sont loin, très loin, d'avoir gagné la guerre de Syrie. Et encore, à quel prix ils l'ont fait ! La honte.