mercredi 15 mars 2017

Recep Tayyip Erdogan : une vision mégalomaniaque, un conservatisme islamique et une xénophobie à l'égard de l'Occident (Art.421)


I. Erdogan : « Les musulmans ont découvert l'Amérique, pas Christophe Colomb »

A l’occasion du sommet des chefs religieux musulmans des pays d'Amérique latine, qui s’est tenu à Istanbul le 15 novembre 2014, le président turc, fraichement élu, n'a rien trouvé de mieux à déclarer que de prétendre que « les musulmans ont découvert l'Amérique en 1178, pas Christophe Colomb » (en 1492). Ce ne seraient donc ni les Seldjoukides du Sultanat de Roum (Anatolie), ni les Ayyoubides de la dynastie de Saladin (Syrie et Egypte), ni les Mouwahiddun de la dynastie des Almohades (Andalousie et Maghreb), mais tout simplement « les musulmans ». A l'époque tout le monde avait souri et jugé que ces propos clownesques ne valaient pas la peine d'être commentés publiquement. Et pourtant, on retrouve dans cette anecdote sur Recep Tayyip Erdogan, trois traits fondamentaux de sa personnalité et de sa politique : la vision mégalomaniaque, le conservatisme islamique et la xénophobie à l'égard de l'Occident.


II. La tentative de coup d’Etat était « une bénédiction d’Allah »

Dès qu'il a repris la main quelques heures après le début du putsch raté de l'été dernier, l'homme fort de Turquie a assuré ses supporters à son retour à Istanbul que la tentative de coup d’Etat était « une bénédiction d’Allah ». Ce jour-là, il a décidé de profiter de l'aubaine pour tout mettre en oeuvre afin de verrouiller le pouvoir davantage. Sa réponse a viré très vite à la répression hystérique plutôt qu’à l’application sereine des lois en vigueur dans un Etat de droit. Le ton adopté s’est inscrit d’emblée dans un registre fasciste : « Nous allons continuer d’éliminer le virus de toutes les institutions étatiques... Hélas, ce virus, comme un cancer, s’est propagé à tout l’Etat ». Au total, tous secteurs confondus (militaire, police, judiciaire, ministères de l'Intérieur, de l'Education nationale, des Finances, Affaires sociales, etc.), des dizaines de milliers de Turcs ont été placés en garde à vue, emprisonnés ou démis de leur fonction. Vu l'ampleur et la célérité de la contre-réaction, il est clair aujourd'hui qu'une partie d'entre eux étaient des opposants qui ont été « neutralisés » d'une manière préventive, en partant de « listes » qui étaient établies d'avance. Le coup d’Etat militaire raté de l’armée turque cachait en réalité un putsch civil du régime d’Erdogan.

Les objectifs du président turc étaient clairs. A court terme, le « virus » qu’Erdogan se propose d’éradiquer concerne essentiellement les partisans de l’imam Fethullah Gülen, un intellectuel turc qui vit depuis 1999 aux Etats-Unis. C’est l’ennemi numéro un d’Erdogan, son obsession, l’adversaire à abattre. L’imam exilé partage avec Erdogan, la même vision conservatrice, traditionnel et islamiste de la société. Il représente un important courant de pensée islamique, qui prône l’implication des musulmans pour le « bien commun » des musulmans et des non-musulmans, de Turquie et du monde, ainsi que le dialogue religieux avec les Gens du Livre (les chrétiens et les juifs). Les deux hommes étaient même alliés pendant plus de dix ans. Les dérives autoritaires du président turc et des soupçons de corruption pesant sur son entourage, les ont brouillés. A long terme, l’objectif d’Erdogan était d’imposer un régime présidentiel via une réforme de la Constitution.

III. Le référendum pour le renforcement des pouvoirs présidentiels en Turquie

Nous y voilà. Le référendum pour valider la réforme est fixé au 16 avril 2017. Dans le cadre d'une campagne en faveur du "oui", le pouvoir a prévu d'aller à la rencontre de la diaspora turque en Europe. En théorie, rien de plus normal. En pratique, cette démarche pose deux problèmes majeurs.

D'une part, il y a un problème de schizophrénie démocratique. Depuis très longtemps déjà, bien avant le putsch raté, Recep Tayyip Erdogan ne résigne devant rien pour verrouiller son pouvoir, museler ses opposants, imposer ses idées islamistes et remanier en profondeur la république moderne laïque fondée par le père visionnaire de la nation turque, Mustafa Kemal Atatürk. Dans la panoplie des atteintes graves à la démocratie en Turquie sous le règne d’Erdogan Ier d'Anatolie, on retrouve pêle-mêle : la limitation de la liberté d’expression (depuis qu’il est président de la République, Erdogan poursuit les citoyens turcs pour « insulte au président » à un rythme de 100 plaintes/mois), l’emprisonnement de journalistes, la répression violente des manifestations pacifiques, les purges dans l'armée, la police, la justice, les administrations, etc. Bilan des courses, selon Reporters Sans Frontières, l’évaluation de la liberté de la presse dans 180 pays du monde pour l'année 2015, classe la Turquie à la 149e place, juste devant la Libye (154), un peu mieux que la Corée du Nord (179), la Syrie (177), l’Iran (173) et l’Arabie saoudite (164), beaucoup moins bien que l’Afghanistan (122), le Liban (98), la France (38), l’Allemagne (12) et la Finlande (1). Et encore, c'était avant le putsch. Et comme si de rien n'était et en dépit de la purge massive tous azimuts depuis le coup d'Etat raté de l'été, « l'homme malade » veut se pointer en Allemagne, aux Pays-Bas et en France, pour profiter pleinement de la culture démocratique qui règne dans les pays d'Europe, afin de faire sereinement campagne dans le but de renforcer davantage son pouvoir présidentiel et les violations démocratiques qui en découleraient, et il espère que les leaders des pays européens lui dérouleraient le tapis rouge et l'accueilleraient avec des tzoulghout, les jets de riz et les plateaux de loukoums ! On croit rêver.

D'autre part, il y a un problème de cohérence idéologique. Certaines Européens n'ont pas encore oublié la criminalisation de l’intégration des ressortissants turcs dans les sociétés européennes par Recep Tayyip Erdogan Premier ministre. C'était en 2008 à Cologne. Il a eu le culot de balancer aux 16 000 compatriotes qui sont venus à sa rencontre, « l'assimilation est un crime contre l'humanité ».

IV. La campagne d'Erdogan en Allemagne, en France et aux Pays-Bas

Toujours est-il que face à cette campagne en perspective, les pays européens ont réagi d'une manière très différente. La France semble avoir décidé, au moins pour l'instant, de laisser le pouvoir turc faire campagne sur son sol, comme si de rien n'était. Et encore, c'était dans la petite ville de Metz (120 000 habitants) avant les déclarations scandaleuses des leaders turcs. Nous y reviendrons. Par contre, l'Allemagne, l'Autriche, la Suisse et les Pays-Bas ont décidé d'interdire les meetings. Deux ministres turcs, des Affaires étrangères et de la famille, ont même été refoulés.

Erdogan était furieux et il l'a bien fait savoir. « Ils devront en payer le prix ». Jusque là, rien de bien grave. Le reste des déclarations l'est. « Je pensais que le nazisme était mort, j’avais tort. Le nazisme est encore très répandu en Occident. L’Occident a montré son vrai visage. » Si interdire un meeting politique et éconduire un politicien relevaient du nazisme, Erdogan serait le Führer incarné ! Rappeler le passé nazi à l'Allemagne d'aujourd'hui, qui a ouvert grand ses portes à plus d'un million de réfugiés musulmans, quand on est l'héritier de l'Empire ottoman, fier de l'être et incapable de reconnaître le génocide de plus d'un million d'Arméniens chrétiens 100 ans après les faits, s'inscrit indiscutablement dans le registre du crétinisme politique. La xénophobie du président turc à l'égard des Occidentaux l'a même poussé à sous-entendre que la chancelière allemande, Angela Merkel, soutiendrait les terroristes. « Mme Merkel, pourquoi cachez-vous des terroristes dans votre pays? Pourquoi vous n'agissez pas? » Comme du côté de Bachar el-Assad, pour Recep Tayyip Erdogan, tout opposant à son hégémonie politique est un terroriste potentiel. Et dire que l'auteur de ces propos aberrants a pendant longtemps eu des rapports obscures et ambigus avec les milices islamistes et jihadistes en Syrie.

Encore quelques anecdotes qui montrent à quel point les coïncidences sont parfois d'une ironie impitoyable avec d'ignares populistes. Le président turc s'exprimait à Istanbul dimanche, dans le cadre d’une conférence intitulée « La bienveillance sauvera le monde ». Eh bien, disons que ce n'est pas demain la veille puisque le gardien de la Sublime Porte en est totalement dépourvu! Pour Erdogan ce qui s'est passé à Rotterdam est la preuve d'une « forme d'islamophobie » qui reflète la montée « du racisme et du fascisme » en Europe. Heureusement que le ridicule ne tue pas. Le ministre turc des Affaires étrangères devait s'exprimer samedi à Rotterdam, dont le maire n'est autre qu'Ahmed Aboutaleb, un homme politique néerlandais d'origine marocaine, élu en 2009, le premier maire musulman d'une grande ville européenne qui comptent 633 000 habitants et qui est le premier port d'Europe et le neuvième du monde. Membre du parti travailliste, c'est lui qui a fait savoir à Mevlüt Çavusoglu, qu'il ne pourra pas faire son discours du balcon de la résidence du consul général de Turquie. Autre élément qui aurait dû pousser Erdogan a avalé sa langue, depuis le début de l'année 2016, la Chambre des représentants des Pays-Bas est présidée par Khadija Arib, une femme politique néerlandaise d'origine marocaine, la première présidente musulmane d'une assemblée nationale d'un pays européen de 17 millions d'habitants dont le PIB par habitant s'élève à 50 000 $ et qui le hisse à la 27e place mondial.

Les motivations des protagonistes de cette histoire sont très différentes. La Turquie joue gros. Erdogan n'est absolument pas sûr de pouvoir remporter la consultation populaire du 16 avril pour renforcer les pouvoirs présidentiels. La répression massive menée depuis l'été dernier pourrait se traduire négativement dans les urnes. Pas d'enjeu particulier pour la France, d'où l'autorisation du meeting de Metz, qui n'a rassemblé d'ailleurs que 800 personnes. Pour les Pays-Bas, ce n'est absolument pas le cas. L'enjeu est important puisque le mercredi 15 mars se tiennent les élections législatives. Elles opposent essentiellement Mark Rutte, Premier ministre et chef du Parti populaire libéral et démocrate (centre-droit) à Geert Wilders, fondateur du Parti pour la liberté (extrême droite). Les deux hommes sont au coude-à-coude, avec un léger avantage pour le premier. Tout laxisme à l'égard d'Erdogan pouvait couter cher dans les urnes. Ce n'est pas le cas pour l'Allemagne non plus, qui a interdit les meetings mais sans faire beaucoup de bruit. Il faut dire que l'enjeu est complexe et triple. Primo, parce que des élections législatives sont prévues au mois de septembre, où Angela Merkel pourrait être obligée de céder la place à Martin Schulz. Secundo, à cause d'une importante diaspora turque, dont l'intégration se passe plutôt bien, ce qui pousse beaucoup de leaders allemands à ne pas s'engager dans la surenchère primitive concoctée par Erdogan. Tertio, parce que toute tension entre Berlin et Ankara pourrait remettre en cause l'accord sur les réfugiés conclu entre l'Union européenne et la Turquie.

V. De Donald Trump à Vladimir Poutine, en passant par Recep Tayyip Erdogan, Geert Wilders et Marine Le Pen, un objectif commun : en finir avec l'Union européenne

Depuis quelques mois, Donald Trump essuie tous les jours, à juste titre et à juste raison, le feu nourri des critiques du monde entier, notamment occidentales. La campagne anti-Trump a atteint son zénith lorsque le nouveau président américain avait signé le décret dit « Musulim Ban » le 27 janvier 2017. Suspendu par la justice américaine, relancé sous une autre forme, enfin, il n'y a rien de bien inquiétant du côté du nouveau monde, les Etats-Unis resteront l'une des plus grandes démocraties du monde, où règne un Etat de droit au sein duquel il existe des contre-pouvoirs puissants et efficaces. Ce qui n'est absolument pas le cas ailleurs.

Du côté du vieux continent, on voit se développer depuis les années 1990, une inflammation loco-régionale sur le flanc gauche de l'Europe. D'abord en tant que maire d'Istanbul (1994-1998), puis en tant que chef du Parti de la justice et du développement (2001-2014), ensuite en tant que député et Premier ministre (2003-2014) et enfin en tant que président de la République (depuis 2014), Recep Tayyip Erdogan a tout fait pour asseoir son hégémonie sur le pays et la région. Cette inflammation chronique devient au fil des années de plus en plus pernicieuse, à la fois pour une partie de la population turque et pour l'ensemble des populations européennes. En Turquie beaucoup de citoyens se battent à leurs risques et périls contre l'hégémonie présidentielle d'Erdogan. En Europe, certains ont cru naïvement que l'inflammation passera sans traitement. D'autres ont espéré encore plus naïvement pouvoir y remédier en prescrivant l'intégration de la Turquie dans l'Union européenne, le ménagement du gardien de la Sublime Porte et d'innombrables concessions à Recep Tayyip Erdogan.

L'agressivité du pouvoir turc ces derniers jours nous rappelle que tant d'efforts et de bonne volonté resteront vain et pour cause, on commet souvent l'erreur d'oublier que les extrémistes, de tout poil et même rasés de près, de Donald Trump à Vladimir Poutine, en passant par Recep Tayyip Erdogan, Geert Wilders et Marine Le Pen, n'en parlons pas de l'international islamisme, du régime des mollahs ou de la tyrannie des Assad, ne mettent pas de l'eau dans leur vin, se nourrissent les uns des autres et pire que tout, peuvent s'allier ponctuellement contre un adversaire commun dont les valeurs constituent une menace pour leurs idéologies isolationnistes ou expansionnistes, l'Union européenne

VI. Elections législatives aux Pays-Bas, en France et en Allemagne : l'effet Trump fera-t-il pschitt en Europe ? 

De ce fait, cette dernière doit défendre fermement ses valeurs quand elles sont attaquées avec une telle bassesse et répondre d'une manière solidaire aux déclarations abjectes des dirigeants turcs contre certains de ses membres, l'Allemagne et les Pays-Bas. Il faut le faire à la fois dans l'intérêt des Européens et dans celui des Turcs qui souffrent des dérives totalitaires de leur président. Tout silence sera interprété comme un signe de faiblesse et exploité par les adversaires de l'Europe. A défaut, il ne faut plus s'étonner des scores élevés enregistrés par les leaders européens d'extrême droite en Europe. 

Aux dernières nouvelles, le parti du centre droit du Premier ministre sortant, Mark Rutte, a raflé 33 des 150 sièges du Parlement, alors que le parti d'extrême droite de Geert Wilders - ce nationaliste ouvertement xénophobe et islamophobe, qui s'est engagé à bloquer l'entrée des ressortissants de confession musulmane aux Pays-Bas, à fermer les mosquées du pays et à interdire la vente des Corans - n'obtient que 20 sièges, soit seulement 5 de plus qu'en 2012. La fermeté du Premier ministre hollandais dans la crise qui l'opposait au Président turc, a donc été payante. L'extrême droite n'a pas pu exploiter ce dossier. Sa faible progression électorale ne lui permet pas de se démarquer des quatre autres partis qui auraient à peu près le même score (14 à 19 sièges): les Chrétiens démocrates, les Centristes réformateurs, les Ecologistes et la Gauche radicale. Ainsi et contrairement aux Américains, les Hollandais ont su se montrer mûrs. L'effet Trump a donc fait pschitt en Europe. Et c'est bien parti pour la suite. Allez, on se donne rendez-vous au printemps en France et en automne en Allemagne. Et en attendant, à votre santé !